Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/49

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vaux, accompagné d’une foule de messieurs et de domestiques ; il prétend que nous avons échangé nos anneaux et que nous sommes fiancés. Et, vois un peu comme cela est terrible, papa dit aussi que je dois épouser le petit monstre parce qu’il est d’une très-noble famille. Cela doit être à en juger par sa suite et les brillants habits qu’ils portent tous ; mais cet homme a un nom si affreux que rien que pour cela seulement je ne voudrais pas l’épouser. Je ne peux pas prononcer les lettres païennes qui forment son nom. Au reste, il s’appelle aussi Cordouan Spitz par sa famille. Écris-moi donc si ses parents sont si puissants et si nobles : on peut savoir cela à la ville. Je ne sais ce qui prend à papa sur ses vieux jours, il veut aussi se marier, et le laid Cordouan Spitz veut l’accoupler à une femme qui plane dans les airs. Dieu nous protège ! La servante hausse les épaules, et pense que ces femmes qui volent ou qui nagent ne sont pas grand’chose de bon ; et elle souhaite pour mon bonheur que ma grand’mère, si cela se peut, torde le cou à celle-là à sa première cavalcade du sabbat. Voilà de jolies choses. Je mets tout mon espoir en toi. Je sais que c’est toi qui dois me sauver d’un grand danger.


Elle fut d’abord gardienne des oies.


» Le danger est là, viens, hâte-toi, sauve ta fiancée fidèle et triste à en mourir !

» Anna Zabelthau. »


IV.
Où l’on décrit la cour d’un puissant roi, et où l’on parle d’un combat
sanglant et d’autres faits singuliers.

Demoiselle Annette était rompue par la douleur ; elle se tenait assise à sa fenêtre les bras croisés, et regardait au dehors sans s’inquiéter des cris et des gloussements de la volaille que l’on faisait entrer au poulailler : car c’était l’heure du crépuscule.

Cordouan Spitz ne s’était pas montré de tout le jour, mais il était resté toute la journée avec le sieur Dapfuhl au sommet de la tour, où très-vraisemblablement des opérations importantes avaient été entreprises. Mais demoiselle Annelle aperçut le petit homme qui aux rayons brillants du soleil du soir traversait la cour en trébuchant. Avec son habit jaune il était plus laid que jamais, et la manière ridicule dont il marchait, tombant et se relevant à chaque pas, aurait fait rire une autre aux éclats, mais elle en ressentit seulement du chagrin, et même elle couvrit son visage de ses deux mains pour ne pas le voir davantage. Alors elle se sentit tirer par son tablier.

— Allez coucher, Feldmann ! s’écria-t-elle pensant être tiraillée par le chien ; mais en écartant ses mains elle aperçut le baron, qui avec une effronterie sans exemple sauta sur ses genoux et l’enveloppa de ses deux bras. Pleine d’effroi et d’horreur, elle se mit à crier et se leva sur son siège ; mais Cordouan Spitz resta suspendu à son cou, et devint subitement tellement lourd que la pauvre Annette retomba comme la flèche sur sa chaise entraînée par le poids de vingt quintaux pour le moins. Cordouan Spitz descendit aussitôt, se jeta aussi gentiment sur ses petits genoux que son manque d’équilibre pouvait le lui permettre, et dit d’une voix étrange mais claire et vibrant assez agréablement ;

— Demoiselle adorée, Anna de Zabelthau, excellente dame, délicieuse fiancée, pas de colère, je t’en prie, je t’en supplie, pas de colère ! Je le sais, vous croyez que mes gens ont dévasté votre beau potager pour bâtir mon palais. Si vous pouviez voir dans mon corps si mince et regarder mon cœur bondissant de noblesse et d’amour, vous pourriez découvrir toutes les vertus cardinales rassemblées dans ma poitrine sous ce satin jaune. Ô combien je mérite peu votre cruauté dédaigneuse ! Comment serait-il possible que les sujets d’un prince… mais que dis-je ? arrêtons-nous ! Vous verrez par vous-même, ô ma fiancée ! vous verrez les magnificences qui vous attendent. Venez, venez avec moi à l’instant même ; je vais vous conduire dans mon palais, où un peuple joyeux attend l’arrivée de la bien-aimée de son maître.

On peut s’imaginer comme elle rejeta les propositions de Cordouan Spitz, comme elle refusa d’accompagner un seul pas le grimaçant épouvantail. Mais Cordouan Spitz ne cessa de lui décrire en mots si pressants les somptuosités, les richesses immenses du potager devenu son palais, qu’elle se décida enfin à jeter au moins un coup d’œil dans la tente ; ce qui n’engageait à rien. De ravissement le petit fit au moins une douzaine de fois la roue, puis saisit rapidement la main d’Annette et la conduisit, à travers le jardin dans son palais de soie.


Ah ! monsieur Dapfuhl de Zabelthau, mon cher prince bien-aimé…


Demoiselle Annette resta comme enracinée au plancher en poussant un cri de surprise lorsque les rideaux de l’entrée se roulèrent et qu’elle découvrit l’immense espace du potager dans une magnificence que n’avaient jamais atteinte ses plus beaux rêves de choux et de légumes dans leur plus admirable éclat. Là verdissait et fleurissait tout légume, choux, salade, rave, pois, dans une brillante lumière, avec une magnificence qui ne peut se décrire. La musique de fifres, de tambours, de cymbales, éclata plus fort, et les quatre galants messieurs qu’Annette connaissait déjà s’approchèrent d’elle avec les salutations les plus respectueuses.

— Ce sont mes chambellans, dit Porphirio en souriant ; et, précédé de ces messieurs, il conduisit Annette dans une double allée formée par des carottes anglaises, jusqu’au milieu du champ, où s’élevait un grand trône magnifique. Et autour les grands du royaume étaient rassemblés, les princes Salades avec les princesses Petits Pois, le comte Concombre avec le prince Melon, et à leur tête les choux à