Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/59

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pour lui ce que l’art avait produit de plus complet. Cela déconcerta Edmond, et il maudit le commissaire, qui par son flux d’ennuyeuses paroles rendait impossible toute conversation avec Albertine.

Enfin un ami du commissaire arriva et le prit à part. Edmond saisit ce moment et vint s’asseoir très-prés d’Albertine, qui semblait le voir avec plaisir.

Tous ceux qui connaissait mademoiselle Albertine savent qu’elle est jeune, belle, gracieuse, qu’elle s’habille à la dernière mode avec un goût exquis, qu’elle chante dans les réunions académiques de Zeller, qu’elle reçoit sur le piano des leçons du sieur Lanska et bondit d’après les pas charmants de la première maîtresse de danse, qu’elle a mis à l’exposition une belle tulipe en tapisserie avec des vergissmeinnicht et des violettes, qu’elle a reçu de la nature un tempérament plein de gaieté, et qu’elle peut dans les réunions de thé faire preuve de l’impressionnabilité la plus grande. Chacun sait aussi qu’elle recueille dans un cahier de maroquin doré sur tranche des poëmes, des sentences de Gœthe, Jean-Paul et autres gens supérieurs, dont les œuvres plaisent surtout aux femmes, et tout cela d’une écriture nette et perlée. Elle connaît en outre toutes les finesses et les subtilités de sa langue. Il était tout naturel qu’Albertine auprès d’un jeune peintre, dont l’amour timide débordait, montrât une sensibilité plus exquise encore que dans les thés et les cercles littéraires et qu’elle parlât avec la voix la plus harmonieuse et de la manière la plus élégante de sentiment poétique, des profondeurs de la vie, et d’autres choses pareilles.

Le vent du soir s’était élevé et répandait à l’entour de doux parfums de fleurs, et dans ce bosquet sombre deux rossignols chantaient alternativement.

Alors Albertine cita ces vers de Fouque :

« Un murmure, un léger son, un vague bruit de clochettes parcourt le bosquet du printemps. L’esprit, les sens et la vie sont saisis comme dans des lacets d’amour. »

Enhardi par l’obscurité qui se faisait plus épaisse, Edmond prit la main d’Albertine, la serra contre sa poitrine et continua ainsi :

« Si je répétais les chants que cette vie tranquille murmure tout bas, alors de ma méthode jaillirait la flamme de l’éternel amour ! »

Albertine retira sa main, mais seulement pour la délivrer de son gant glacé et pour la rendre à l’heureux artiste, qui se préparait à la couvrir de baisers de feu, lorsque le conseiller de la commission s’écria :

— Parbleu ! il fait froid. Je voudrais avoir pris un manteau ou une redingote. Enveloppe-toi dans ton châle, Albertine. Mon cher peintre, c’est un vrai cachemire qui a coûté cinquante ducats. Couvre-toi bien, ma fille, nous allons partir. Adieu, mon cher !

Avec un tact merveilleux Edmond saisit aussitôt sa boite de cigares et en offrit un troisième eu conseiller de commission.

— Oh ! grand merci ! s’écria Voswinkel, vous êtes réellement un charmant jeune homme. La police ne permet pas de fumer en se promenant dans le jardin des animaux, mais le cigare ou la pipe n’en sont que meilleurs.

Au moment où le conseiller de commission s’approchait de la lanterne pour allumer son cigare, Edmond pria Albertine timidement et bien bas de lui permettre de la reconduire chez elle. Elle accepta son bras, et tous deux marchèrent en avant, et le conseiller parut, lorsqu’il revint, avoir déjà admis qu’Edmond les accompagnerait jusqu’à la ville.

Tout homme qui fut jeune et amoureux, ou qui l’est encore (chez quelques-uns cela ne se passe jamais) s’imaginera ce que s’imaginait Edmond aux côtés d’Albertine, qu’il planait au dessus des arbres dans des nuages d’or avec la belle des belles.

Rosalinde donne ainsi dans le Comme il vous plaira de Shakspeare les signes qui font reconnaître les amoureux :

« Des joues tombantes, des yeux bordés de bleu, un sentiment indifférent, une barbe négligée, des jarretières détachées, un béret sans ruban, des manches déboutonnées, des souliers sans lacets, et dans chaque geste l’abandon du désespoir. »

Edmond ne ressemblait pas plus à ce portrait qu’à Roland le Furieux. Mais de même que celui-ci déracinait les arbres tout en gravant sur chaque écorce le nom de Rosalinde et jetant une ode aux aubépins et une élégie aux buissons de ronces, ainsi Edmond gâta une montagne de papier, de parchemin, de toiles et de couleurs à chanter en assez mauvais vers sa bien-aimée et à la dessiner et la peindre sans jamais pouvoir la faire ressembler, parce que sa fantaisie allait bien au delà de son talent. Ajoutez à cela le singulier regard de somnambule de l’amoureux et une quantité suffisante de soupirs à chaque heure et à chaque instant, et il ne pouvait guère manquer que le vieil orfévre ne devinât bientôt la position de son jeune ami. Lorsqu’il l’interrogea à ce sujet, Edmond n’hésita pas à lui ouvrir son cœur.

— Mais tu n’y penses pas ! s’écria Léonard lorsque Edmond eut terminé son récit, c’est une mauvaise chose que de t’amouracher d’une fiancée. Albertine Voswinkel est promise au sieur Tusmann, secrétaire intime de la chancellerie.

Edmond en apprenant cette nouvelle s’abandonna au plus violent désespoir. Léonard attendit patiemment la fin du premier paroxysme et lui demanda ensuite s’il pensait sérieusement à épouser mademoiselle Albertine. Edmond lui jura que cette union était le plus haut désir de sa vie, et supplia le vieillard de l’aider en cela de toutes ses forces pour écarter les prétentions du secrétaire intime et lui conquérir cette belle.

L’orfévre avança qu’un artiste plein d’avenir pouvait tomber amoureux, mais que c’était une folie pour lui de penser au mariage. C’était pour cette raison même que le jeune Sternbald n’avait pas voulu enchaîner ainsi sa vie, et qu’il était, autant qu’il le savait du moins, resté garçon jusqu’alors.

Le coup porta, car le Sternbald de Tieck était le livre favori d’Edmond, et il eût été volontiers lui-même le héros de ce roman. Il arriva de là qu’il prit une figure décomposée et fut sur le point de fondre en larmes.

— Il en sera ce qu’il voudra, dit l’orfévre, j’écarterai le secrétaire intime. Ton affaire est de t’introduire d’une façon ou de l’autre dans la maison du conseiller des commissions et de te rapprocher d’Albertine. Au reste, mes opérations contre le secrétaire intime commenceront dans le nuit de l’équinoxe.

Edmond fut dans le ravissement de la promesse de l’orfévre, car il savait que le vieillard tenait ce qu’il avait une fois promis.


III.

Qui contient le signalement du secrétaire intime de chancellerie Tusmann, ainsi que la cause de la chute de cheval du grand électeur, avec d’autres choses curieuses.


Cher lecteur, avec ce que tu as déjà appris sur le secrétaire intime Tusmann, tu dois déjà l’avoir devant les yeux en corps et en âme. Toutefois je t’ajouterai, quant à ce qui concerne son extérieur, qu’il était de petite stature, chauve, qu’il avait les jambes un peu torses et un costume tant soit peu ridicule. Il portait, avec un habit taillé à la mode de son aïeul, avec de grands pans et un énorme gilet, de grands et larges pantalons et des souliers qui dans la marche retentissaient comme des bottes de courrier, ce qui nous amène à dire qu’il n’allait jamais dans la rue d’un pas égal, mais qu’il s’avançait en bondissant en grands sauts désordonnés avec une incroyable rapidité, de sorte que les pans dont nous avons parlé plus haut s’épanouissaient autour de lui comme une paire d’ailes. Outre que son visage eût quelque chose d’incroyablement drôle, le bienveillant sourire qui jouait sur sa bouche disposait en sa faveur, de sorte qu’on était porté à l’aimer tout en riant de sa pédanterie et de ses manières gauches. Sa grande passion était la lecture. Il ne sortait jamais sans avoir bourré ses poches de livres. Il lisait partout où il se trouvait, arrêté ou en marchant ; dans les promenades, les églises, les cafés, il lisait sans choix tout ce qui lui tombait sous la main, à condition que ce fussent d’anciens livres ; il avait horreur des nouveaux. Il étudiait aujourd’hui au café un livre d’algèbre, demain le Règlement de cavalerie de Frédéric-Guillaume Ier et le livre remarquable : Cicéron représenté comme un grand menteur et avocassier, en dix chapitres, de l’année 1720. Tusmann était avec cela doué d’une mémoire énorme. Il avait l’habitude de dessiner tout ce qui l’avait frappé dans un livre et de regarder ensuite de nouveau ses dessins, ce qui faisait qu’il n’oubliait plus. Aussi Tusmann devenait un polyhistorien, un Lexicon vivant, que l’on consultait lorsqu’on avait besoin d’une notion historique ou scientifique. Arrivait-il par hasard qu’il ne put donner sur-le-champ la notice demandée, il fouillait toutes les bibliothèques jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’on lui avait demandé, et revenait avec sa conquête. Il avait cela de remarquable que dans une société, tout en lisant et en apparence absorbé dans son volume, il entendait tout ce qui se disait à l’entour de lui. Souvent il entremêlait une observation qui arrivait juste à sa place, et si l’on disait quelque chose d’humoristique et de spirituel, sans lever le yeux de son livre, il donnait son approbation par un court éclat de rire du plus pur ténor. Le conseiller des commissions Voswinkel avait été camarade d’études du secrétaire intime dans l’école des moines gris, et de ce temps d’études s’était formée une amitié qui durait encore. Tusmann vit grandir Albertine, et à son douzième anniversaire, après lui avoir présenté un bouquet arrangé par le plus célèbre fleuriste de Berlin, il lui baisa la main avec une convenance, une galanterie dont on ne l’aurait jamais cru capable. À partir de ce moment l’idée surgit au conseiller de la commission que son camarade d’école pourrait épouser Albertine. Il pensa que le mariage d’Albertine, qu’il désirait, lui donnerait ainsi moins d’embarras et que Tusmann, modéré dans ses désirs, se contenterait d’une faible dot. Le conseiller aimait surtout ses aises, redoutait toute nouvelle connaissance, et, comme conseiller de la commission, économisait plus qu’il n’était nécessaire. Lorsque Albertine eut atteint sa dix-huitième année, il fit part au secrétaire intime de son plan, qu’il avait gardé longtemps en réserve. Celui-ci en fut d’abord très-effrayé. L’idée hardie de marcher au mariage, et cela avec une très-jeune et très-charmante fille, lui paraissait peu acceptable. Peu à peu il s’y habitua, et un jour que sur l’instigation du conseiller des commissions Albertine lui avait offert une petite bourse, qu’elle avait faite, elle-même avec les plus charmantes couleurs, en lui disant : Cher