Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/60

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

secrétaire intime de la chancellerie ! son âme prit feu pour la belle enfant. Il déclare aussitôt en secret au conseiller qu’il désirait prendre Albertine pour épouse ; et lorsque celui-ci l’eût embrassé comme son gendre, il se regarda comme le fiancé d’Albertine, quoiqu’il y eût encore une petite considération à mettre en avant, à savoir que Albertine ne connaissait pas le moindre mot de tout cet arrangement et qu’elle n’avait pas même le soupçon le plus léger.

De très bonne heure, au matin de la nuit où s’étaient passées l’aventure de la tour de l’hôtel de ville et celle de l’auberge sur la place Alexandre, le secrétaire intime se précipita, pâle et défait, dans la chambre du conseiller des commissions. Celui-ci fut très-effrayé, car Tusmann ne lui avait jamais rendu de visite à cette heure, et tout son être paraissait annoncer un fatal événement.

Intime (c’est ainsi que le conseiller des commissions appelait le secrétaire de la chancellerie par abréviation), d’où viens-tu ? quelle figure fais-tu ? que t’est-il arrivé ? s’écria-t-il.

Mais Tusmann se jeta épuisé dans un fauteuil ; et après avoir repris haleine pendant quelques minutes, il dit d’une voix quelque peu plaintive :

— Conseiller, comme tu me vois, dans ces habits, avec la Sagesse politique dans mes poches, je viens de la rue de Spandau, que j’ai arpenté du haut en bas depuis hier minuit ; je ne suis pas rentré un moment chez moi, je n’ai même pas aperçu mon lit, je n’ai pas fermé l’œil.

El alors Tusmann lui raconta tout ce qui lui était arrivé la nuit passée, sa rencontre avec le merveilleux orfèvre jusqu’au moment où, épouvanté des sorcelleries du mystérieux artiste noir, il s’était précipité hors de la chambre de l’auberge.

— Intime ! s’écria le conseiller, tu as, contre tes habitudes, bu hier un peu tard une boisson forte et tu as fait des rêves étranges.

— Que dis-tu ? interrompit le secrétaire intime, j’ai dormi, rêvé ? Crois-tu que je ne sais pas ce que c’est qu’un rêve ou le sommeil ? Je te montrerai, la Théorie de Rudows en main, ce que l’on appelle le sommeil, et que l’on peut dormir sans rêver ; ce qui fait dire au prince Hamlet : Dormir, peut-être aussi rêver ! et tu connaîtrais aussi bien que moi les conditions du sommeil si tu avais lu Summum Scipionis, et le célèbre ouvrage d’Artemidori sur les songes, et le petit livre des Rêves de Francfort.

Mais tu ne lis jamais rien, et à cause de cela même tu te trompes sur tout de la plus singulière façon.

— Bien ! bien ! reprit le conseiller des commissions, ne t’échauffe pas tant, je croirais que hier tu t’es laissé abuser à l’excès par un malicieux escamoteur, qui s’est amusé de loi lorsque le vin t’avait trop charmé. Mais, dis-moi, intime, lorsque tu as été dans la rue pourquoi n’as-tu pas été droit chez toi au lieu de battre ainsi le pavé ?

— Ô conseiller, lamenta le secrétaire intime, cher conseiller, conseiller mon fidèle camarade des moines gris ! ne m’insulte pas de tes doutes méprisants, mais apprends tranquillement que la diablerie commença lorsque je me trouvai dans la rue. Lorsque j’arrive à l’hôtel de ville, toutes les fenêtres s’illuminent à jour et une joyeuse musique de janissaires, ou, pour mieux parler, de jeujitsaires envoie en bas un concert de trompettes. Je ne suis comment il se fit que, bien que je n’aie pas à me réjouir de ma taille, en me haussant sur la pointe des pieds il me fut donné d’apercevoir à travers les fenêtres. Que vois-je ! ô ciel ! que vois-je ! ta fille, mademoiselle Albertine Voswinkel, qui valse d’une manière déréglée et en superbe costume de fiancée avec un jeune homme. Je frappe à la fenêtre, j’appelle :

— Mademoiselle Albertine Voswinkel, que faites-vous ici aussi tard dans la nuit ?

Mais alors un misérable descend la rue Royale, m’emporte mes deux jambes, sous moi, et s’en va en courant au galop avec de grands éclats de rire. Moi, pauvre secrétaire intime je tombe dans la crotte, et criant :

— Gardiens de nuit ! aimable police ! honorable patrouille ! courez, courez, arrêtez le voleur ! Il m’a volé mes jambes !

Mais au-dessus de ma tête tout se tait et s’éteint tout à coup dans l’hôtel de ville, et ma voix se perd inutilement dans les airs.

Je me désespère lorsque l’homme revient, et courant auprès de moi comme un enragé, me jette mes jambes à la tête. Alors je me relève aussi bien que possible dans mon trouble et je cours dans la rue de Spandau. Mais lorsque j’arrive à ma porte, ma clef dans la main, je me vois, là ! moi-même, et je me jette un regard farouche avec ces mêmes grands yeux noirs que vous voyez là à ma tête. Effrayé, je bondis en arrière et tombe sur un homme qui m’enlace dans ses bras vigoureux. À la pique qu’il porte, je le reconnais pour un veilleur de nuit. Rassuré, je lui dis :

— Cher veilleur de nuit ! faites-moi donc le plaisir de chasser de ma porte ce filou de secrétaire intime de la chancellerie Tusmann, afin que moi, le vrai Tusmann, je puisse rentrer chez moi !

— Vous êtes fou, je crois, Tusmann !

Ainsi me parle l’homme d’une voix creuse, et je vois que ce n’est pas le veilleur de nuit, mais bien le terrible orfévre, qui me tient dans ses bras. Alors, saisi d’effroi, le front couvert de gouttes d’une sueur glacée, je dis :

— Mon très-honorable professeur, ne vous fâchez pas de ce que dans l’obscurité je vous ai pris pour un veilleur de nuit. Ô Dieu ! nommez-moi comme vous voudrez, appelez-moi de la manière la plus familière, monsieur Tusmann tout court ou même mon bon ami, traitez-moi d’une manière aussi barbare qu’il vous plaira, je supporterai tout, tout, seulement délivrez de cet affreux fantôme qui est à vos ordres.

— Tusmann, répondit le terrible magicien de sa voix fatale et creuse, vous serez à l’instant délivré de tout si vous jurez ici, sur la place, de renoncer à votre mariage avec Albertine Voswinkel.

Conseiller, tu penses quel effet me fit une proposition de ce genre !

— Mon cher monsieur le professeur, lui dis-je, vous me serrez le cœur à le faire saigner ! La valse est une danse abominable et inconvenante, et dans ce moment même mademoiselle Voswinkel valse avec un jeune homme, et cela, comme ma fiancée, d’une manière qui m’a enlevé à la fois la vue et l’ouïe, et cependant je ne peux pas renoncer à cette belle des belles ; non, je ne peux pas y renoncer !

À peine avais-je prononcé ces mots que le maudit orfévre me pousse de manière à me faire tourner, et comme excité par une force irrésistible, je valse d’un bout à l’autre de la rue de Spandau, et je tiens dans mes bras au lieu de dame un affreux manche à balai qui m’égratigne au visage, pendant que des mains invisibles me meurtrissent les reins, et autour de moi fourmille une armée de secrétaires de la chancellerie Tusmann, qui valsent avec des manches à balai.

Enfin je tombe épuisé, sans connaissance. La lueur du crépuscule frappe mes yeux, je les ouvre et… (conseiller, effraye-toi avec moi, évanouis-toi, camarade !)… et je me trouve à cheval sur le coursier du grand électeur, ma tête collée à la froide poitrine de bronze. Par bonheur la sentinelle paraissait endormie, de sorte que je pus, au péril de ma vie, descendre sans être vu et m’éloigner au plus vite. Je courus pendant toute la rue de Spandau, mais je fus de nouveau saisi de frayeurs insensées qui m’amenèrent près de toi.

— Intime ! dit le conseiller, et tu crois que je m’en vais ajouter foi à toutes les sottises que tu viens me bavarder ? A-t-on jamais entendu parler de pareilles folies qui se soient passées dans notre Berlin si bien éclairé ?

— Tu vois bien, conseiller, reprit le secrétaire intime de la chancellerie, dans quelles erreurs te jette ton manque de lecture. Si tu avais lu comme moi, Haftilis, du recteur des deux écoles de Berlin et de Cologne, et Micromicon marchicum, tu saurais que bien des choses de ce genre ont eu lieu déjà. Conseiller, je crois presque que l’orfévre est le maudit Satan lui-même qui me trompe et se moque de moi.

— Je t’en prie, dit le conseiller, je t’en prie, intime ! fais-moi grâce de tes farces superstitieuses. Raisonne un peu ! Tu étais ivre, n’est-ce pas, et dans la confiance de l’ivresse ta as escaladé la statue de l’électeur ?

Ce soupçon de Voswinkel fit venir aux yeux du secrétaire intime des larmes qu’il s’efforça de cacher.

Le conseiller devint plus froid et plus sérieux ; enfin, comme le secrétaire intime ne cessait de prétendre que tout ce qu’il racontait lui était réellement arrivé, il lui dit :

— Écoute, intime, plus je réfléchis à la description que tu me fais de l’orfévre et du vieux juif avec lesquels, par exception à ta vie ordinairement frugale, tu t’es enivré la nuit dernière, et plus je vois clairement que le juif est sans contredit mon vieux Manassé, et que l’orfévre magicien n’est autre que le joaillier Léonard que l’on voit de temps en temps à Berlin. Je n’ai pas lu tant de livres que toi, intime, et cependant je n’en ai pas besoin pour savoir que Manassé et Léonard sont des gens simples et honnêtes, et nullement des magiciens. Je suis grandement surpris que toi, intime, qui devrais être versé dans l’étude des lois, tu ne saches pas que la superstition soit sévèrement défendue, et qu’un magicien n’aurait jamais obtenu du gouvernement le permis de travail indispensable pour exercer sa profession. Écoute, intime, je veux ne pas penser que le soupçon qui m’arrive soit fondé, oui, je ne pense pas que ton mariage avec ma fille ne te plaît plus, et que te cachant derrière un amas de folies, tu viennes me faire des contes étranges, qui semblerait vouloir dire :

— Conseiller, nous sommes des gens raisonnables, et si j’épouse ta fille, alors le démon me volera mes jambes et me brisera de coups.

Intime, ce serait mal si tu voulais avec moi employer le mensonge et la ruse.

Le secrétaire intime fut mis hors de lui par ces mauvais soupçons du conseiller. Il fit une foule de serments pour assurer qu’il aimait mademoiselle Albertine avec passion, que nouveau Léandre, nouveau Troïlus, il braverait la mort pour elle, et qu’il se laisserait aussi, nouveau martyr, rouer de coups par Satan plutôt que d’abjurer son amour.

Pendant ces assurances du secrétaire intime, on frappa fortement à la porte ; et le vieux Manassé, dont le conseiller venait de parler entra dans la chambre.

Aussitôt que Tusmann l’aperçut il s’écria :

— Ô Dieu du ciel ! voici le vieux juif qui frappait des pièces d’or