Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/6

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fond de la scène tout l’horrible, tout l’effrayant qui nous a assaillis tout à l’heure. Théodore se chargera de ce soin.

– Si, vous l’approuvez, dit Théodore, je vous raconterai une histoire que j’écrivis récemment et qu’un tableau me fit venir à l’idée. En examinant ce tableau j’y trouvai une signification à laquelle n’avait pas certes pensé l’auteur, et à laquelle il n’avait pu penser, car ce furent les souvenirs de ma vie de jeunesse qui excités d’une manière étrange lui donnèrent cette signification. Je prie mes dignes frères Sérapion de n’être pas trop sévères, car ma nouvelle est basée sur des images légères, futiles et plaisantes, et n’a d’autre but que d’égayer un moment.

Les amis promirent de l’indulgence à d’autant plus juste titre que les règles du solitaire Sérapion ne devaient être en vigueur que pour les produits présentés à l’avenir.

Théodore prit son manuscrit et commença ainsi :


LE POINT D’ORGUE.


Le tableau riant et énergique de l’artiste Hummel, remarqué, sous le titre Société dans une auberge italienne, à l’exposition des artistes de Berlin, charmait à cette époque l’esprit et les yeux de la foule.

Le feuillage est charmant et épais, la table est garnie de vins et de fruits, et deux femmes italiennes y sont assises en face l’une de l’autre ; l’une chante et sa voisine joue de la guitare, tandis qu’un abbé se tenant debout en arrière entre les deux représente le directeur de musique. Le bâton de mesure levé, il attend le moment où la signora terminera par un long trillo la cadence qu’elle exécute les yeux tournés vers le ciel, pour reprendre le temps en l’abaissant, tandis que la guitariste a saisi l’accord de la dominante.

L’abbé est plein d’admiration, plein de jouissance, et toutefois il est préoccupé. Pour rien au monde il ne voudrait manquer la juste reprise de la mesure. À peine ose-t-il respirer. Il voudrait faire taire jusqu’à l’abeille, jusqu’au moindre moucheron, et pour cela même l’hôte qui lui apporte le vin demandé juste au moment le plus important va l’agacer au plus haut degré. Dans le fond est un berceau traversé par de brillants traits de lumière. Là s’est arrêté un cavalier auquel on apporte de l’auberge une boisson rafraîchissante.

Les deux amis Édouard et Théodore s’étaient arrêtés devant ce tableau.

— Plus je regarde, disait Édouard, cette cantatrice déjà un peu mûre mais douée de l’enthousiasme d’une véritable virtuose dans son costume bariolé, plus je trouve de plaisir à considérer le pur profil romain et la perfection des formes de la guitariste ; plus je m’amuse de l’excellent abbé, et plus l’ensemble me parait exister véritablement. C’est évidemment un tableau un peu chargé, mais plein de grâce et de gaieté. Je voudrais entrer sous ce bosquet et déboucher une de ces bouteilles entourées de tresses qui me sourient de cette table ; je m’imagine vraiment sentir déjà le bouquet de ce généreux vin. Non, ce désir ne doit pas s’exhaler dans l’air froid qui nous environne : pour rendre hommage au tableau magnifique, à l’art, à la séduisante Italie où brûle le plaisir de la vie, partons et allons boire une bouteille de vin d’Italie,

Théodore, pendant que son ami lui parlait ainsi à bâtons rompus, était resté là pensif.

— Oui, faisons cela, s’écria-t-il comme s’il se réveillait d’un rêve. Mais il ne pouvait s’éloigner du tableau ; et lorsque, suivant machinalement son ami, il se trouva près de la porte, il jeta encore sur la cantatrice et sur l’abbé un regard plein de désirs.

Il se laissa facilement séduire par la proposition d’Édouard. Ils traversèrent la rue, et bientôt, attablés dans la chambre bleue de Sala Tarone, ils avaient devant eux une bouteille tressée semblable en tout à celle du bosquet.

— Mais il me semble, dit Édouard après que plusieurs verres eurent été vidés, comme Théodore restait muet et concentré en lui-même, il me semble que le tableau n’a pas éveillé en toi des idées aussi joyeuses qu’en moi-même.

— Je t’assure, répondit Théodore, que j’ai goûté aussi bien que toi tout le charme et toute la gaieté de ce tableau, mais il a cela d’étonnant qu’il me retrace fidèlement, avec la ressemblance parfaite des personnages, une scène de ma vie. Tu conviendras avec moi que même les plus heureux souvenirs quand ils arrivent d’une manière imprévue, et pour ainsi dire comme par un coup de baguette, ne laissent pas d’impressionner vivement l’esprit. Et c’est justement là ce qui m’arrive.

— Une scène de ta vie ! interrompit Édouard étonné. J’ai regardé comme d’excellents portraits la tête de l’abbé et de la chanteuse ; mais que ce soit une aventure de ta vie, j’étais loin de le croire. Allons, raconte-moi de suite cette histoire ; nous sommes seuls, personne ne viendra probablement pendant ce temps-là,

— Je pourrais le faire, dit Théodore ; mais il faudrait, hélas ! retourner très-loin en arrière, jusqu’au temps de ma première jeunesse.

— Raconte, répondit Édouard ; je ne sais presque rien de toi à cette époque de ta vie. Si cela est long nous en serons quittes pour demander une autre bouteille, et personne ne s’en plaindra, pas même M. Tarone.

— On ne s’étonnera pas, dit enfin Théodore, que j’aie tout jeté de côté pour me livrer de corps et d’âme à la sainte musique ; car déjà lorsque j’étais enfant, je ne faisais guère autre chose que de frapper nuit et jour sur le vieux piano criard de mon oncle. Le petit pays où je me trouvais n’était pas très-heureusement organisé pour la musique. Je n’avais trouvé personne qui pût me donner des leçons, à l’exception d’un vieil entêté d’organiste, véritable âme incarnée d’un mathématicien, qui me tourmentait de ses sombres fugues et de son toucher discordant. Mais je tenais ferme et ne me laissais pas démonter. Quelquefois le vieillard me faisait d’amers reproches, mais il me suffisait de jouer un morceau dans sa forte manière, et j’étais aussitôt réconcilié avec l’art et avec lui. Alors j’éprouvais souvent des sensations étranges. Plusieurs thèmes, ceux surtout du vieux Sébastien Bach, avaient pour moi de l’analogie avec une histoire terrible de revenants, et j’étais alors saisi de ces frissons qu’on aime à éprouver dans le temps fantastique de la jeunesse. Mais un véritable Éden s’ouvrait tout entier devant moi, lorsque, comme c’était l’usage dans l’hiver, le hautbois de la ville, soutenu de quelques faibles amateurs, donnait un concert où j’étais chargé de jouer des timbales à cause de ma justesse dans la mesure. J’ai vu plus tard combien ces symphonies étaient souvent ridicules.

Ordinairement mon professeur exécutait sur le piano deux morceaux de Wolf, ou d’Emmanuel Bach, un second hautbois l’accompagnait, et le percepteur des contributions soufflait si terriblement dans sa flûte, qu’il en éteignait les lumières. Il n’y avait pas à penser au chant, et c’était là ce qui faisait beaucoup murmurer mon oncle, grand amateur d’harmonie. Il se rappelait avec enthousiasme le temps où les quatre chantres des quatre églises de la ville se réunissaient pour exécuter Charlotte à la cour dans la salle des concerts. Ces réunions plaisaient beaucoup moins à mon organiste, qui était avant tout un contempteur de la vocalise ; et lorsque je tombais sur ce point d’accord avec lui, il prisait fort mon génie musical.

Mon professeur mettait surtout le plus grand zèle à m’enseigner le contre-point, et bientôt j’exécutai les plus savantes fugues. Je jouais un morceau de ce genre devant mon oncle, le jour de mon anniversaire (j’étais alors âgé de dix-neuf ans), lorsque le garçon principal de notre premier hôtel entra dans la chambre, servant d’introducteur à deux dames étrangères.

Avant même que mon oncle eût jeté sa robe de chambre a ramages, les deux personnes annoncées entraient déjà.

Tu sais l’effet électrique qu’opère sur chaque personne élevée dans la mesquinerie des petites villes toute apparition étrangère. Celle-ci, qui se présentait si inopinément dans ma vie, eut pour moi l’effet d’un coup de baguette magique. Représente-toi deux Italiennes sveltes, habillées à la dernière mode, mais d’une manière un peu fantastique, s’avançant vers mon oncle avec la liberté d’allure des artistes, et cependant infiniment gracieuses, et lui adressant la parole d’une voix forte et sonore. Quel langage singulier parlaient-elles ? De temps en temps on distinguait comme quelques mots d’allemand. Mon oncle ne comprend pas un mot.

Embarrassé, faisant une légère retraite en arrière, il leur montre le sofa avec une pantomime muette. Elles prennent place, elles parlent entre elles, et leur langage résonne comme un chant. Enfin elles finissent par faire comprendre à l’oncle qu’elles sont des Italiennes en passage et qu’elles désirent donner un concert dans l’endroit ; elles viennent s’adresser à lui, qui seul est capable de l’organiser.

Pendant qu’elles parlaient entre elles, j’avais entendu leurs prénoms, et il me semblait que, bien que leur double apparition m’eût d’abord complètement fait perdre la tête, je pouvais maintenant les étudier assez bien. Lauretta, qui paraissait la plus âgée tout en jetant autour d’elle des regards pleins d’éclat, parlait avec force gestes et une vivacité étourdissante pour mon oncle déjà décontenancé.

Sans être trop grande, elle était voluptueusement faite, et mon œil s’égarait sur des charmes qui m’étaient encore inconnus.

Teresina, plus grande, plus élancée, avait une figure un peu longue et sérieuse ; elle parlait peu, mais d’une manière plus intelligible que sa compagne. De temps en temps il lui échappait un singulier sourire. On aurait pu croire qu’elle s’amusait beaucoup de mon oncle, qui, enfermé dans sa robe de chambre comme dans un étui, s’efforçait en vain de cacher un traître de ruban jaune qui maintenait son caleçon et qui s’élançait continuellement de son sein dans les proportions d’une aune.

Enfin elles se levèrent ; mon oncle promit d’organiser le concert pour trois jours après, et fut poliment invité par les sœurs à un ciocolata, où je fus aussi convié en ma qualité de jeune virtuose : titre dont mon oncle m’avait paré devant elles.

Nous montâmes solennellement leur escalier, il nous semblait que chez elles une aventure imprévue nous attendait. Après que l’oncle, préparé convenablement d’avance, eut dit sur l’art beaucoup de belles choses que personne ne comprit, pas plus lui que les autres, après que nous nous fûmes brûlé deux fois la langue avec le chocolat bouillant, en souriant toujours avec l’héroïsme de Scévola, Lauretta dit qu’elle voulait nous chanter quelque chose.