Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/7

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Teresina prit la guitare, l’accorda, et pinça quelques accords. Je n’avais jamais entendu cet instrument. Ce son mystérieux et sourd qui sortait en tremblant des cordes m’impressionna singulièrement.

Lauretta commença d’abord à chanter d’une voix douce et basse et elle s’éleva jusqu’au fortissimo et parcourut une octave et demie dans une hardie fioriture. Je me rappelle encore les mots du commencement : Sento l’amica speme. Ma poitrine se serrait, jamais je n’avait entendu rien de pareil. Mais en même temps que Lauretta déployait les ailes toujours de plus en plus libres, de plus en plus hardies de son chant, en même temps aussi, ma musique intérieure si longtemps morte et engourdie, s’allumait et se dressait en admirables et puissantes flammes.

Ah ! pour la première fois de ma vie j’avais entendu de la musique !

Alors les deux sœurs chantèrent ensemble ces profonds et sérieux duos de l’abbé Stefani. La voix puissante et leste de Teresina m’allait à l’âme. Je ne pus maîtriser mon émotion et je me mis à pleurer. L’oncle avait beau froncer les sourcils et me jeter des regards de mauvaise humeur, tout était inutile, j’étais hors de moi. Mes transports parurent plaire aux cantatrices, et elles s’informèrent de mes études musicales. J’eus honte de ce que j’avais appris ; et enhardi par l’enthousiasme, je m’écriai franchement :

— C’est aujourd’hui que j’entends de la musique pour la première fois !

Il buon fanciullo, murmura Lauretta d’une voix aimable et douce.

De retour chez moi, je fus saisi d’une sorte de fureur ; je saisis toutes les fugues que j’avais péniblement élaborées, oui ! quarante-cinq variations sur un thème de la composition même de l’organiste et que j’avais honorées de ma plus belle écriture, je jetai tout dans le feu et me mis à sourire malicieusement lorsque je vis le double contre-point craquant et fumant au milieu des flammes. Puis je m’assis à l’instrument, et je cherchai à imiter le son de la guitare, et à y chercher les mélodies des sœurs, et j’en arrivai même à les chanter.

— Ne criez pas ainsi effroyablement, et mettez-vous sur une oreille ! me cria enfin mon oncle, à minuit, en éteignant mes deux lumières et en retournant dans la chambre qu’il avait quittée.

Je dus obéir. Un rêve m’apporta le secret du chant ; je le croyais, car je chantais admirablement Sento l’amica speme. Le matin suivant, mon oncle avait préparé, pour me mettre en lumière, tout ce qui pouvait jouer du violon et souffler dans une flûte. Il voulait montrer superbement où nous en étions en musique, mais ses efforts ne furent pas couronnés de succès. Lauretta commença une grande scène, mais dès le récitatif tous se mirent à partir avec furie l’un après l’autre. Aucun d’eux n’avait l’idée d’un accompagnement. Lauretta criait, tempêtait, pleurait d’impatience et de colère. L’organiste était au piano, il reçut toute la bordée de ses amères récriminations, et il s’en alla dans son obstination, sans répondre un mot. Le hautbois de la ville, auquel Lauretta avait jeté à la tête Orsino maledetto ! avait pris son instrument sous son bras et mis fièrement son chapeau sur sa tête. Tout l’orchestre se mit en mouvement vers la porte les archets passés dans les cordes, les becs de clarinette dévissés. Les amateurs seulement regardaient tristement de tous côtés, et le receveur des contributions s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! quel effet terrible me fait cela !

Toute ma timidité s’était envolée, je me jetai devant le hautbois de la ville, j’implorai, je suppliai, je promis même dans mon anxiété six nouveaux menuets et un double trio pour le bal de la ville. Je vins à bout de l’apaiser. Il retourna à son pupitre, les autres à leurs places, et l’orchestre fut réinstallé ; l’organiste seul manquait. Il se promenait lentement sur la place du Marché ; mais on ne lui faisait pas le moindre signe, pas la moindre invitation pour revenir.

Teresina avait tout regardé avec un rire contenu. Lauretta était aussi gaie qu’elle avait été d’abord furieuse. Elle loua mon oncle outre mesure ; elle me demanda si je jouais du piano, et déjà sans m’en douter j’étais assis a la place de l’organiste devant la partition. Jamais je n’avais accompagné de chant ou dirigé un orchestre.

Teresina s’assit au piano auprès de moi, et me donna chaque temps, chaque mesure, Lauretta me disait une foule de bravos l’un sur l’autre, et cela allait de mieux en mieux. Dans la seconde épreuve, tout alla sans faute, et l’effet du chant des sœurs fut indéfinissable ! Il devait y avoir à la résidence une quantité de fêtes pour célébrer le retour du prince, et les sœurs y furent appelées pour chanter au théâtre de la cour. Elles résolurent, en attendant que leur présence y fût nécessaire, de se fixer dans notre petite ville, et elles y donnèrent encore quelques concerts. L’admiration du public dégénéra en une sorte de frénésie ; mon organiste ne se montrait plus, et je me passais très-bien de lui. J’étais le plus heureux des hommes ! Toute la journée j’étais auprès des sœurs, les accompagnant et leur écrivant les voix des partitions en vogue dans la présidence. Lauretta était mon idéal, je supportais patiemment tous ses caprices, la turbulence de sa nature fougueuse, ses intolérables exigences au piano. Elle seule m’avait fait comprendre la musique. Je commençai à étudier l’italien et à essayer des chansonnettes. J’étais dans le septième ciel quand Lauretta chantait mes compositions et leur accordait des éloges ; souvent il me semblait que je n’avais rien inventé, mais que la pensée m’arrivait d’elle-même lorsque Lauretta chantait. J’avais peine à m’habituer à Teresina ; elle chantait rarement, paraissait peu se soucier de ma compagnie, et quelquefois il me semblait qu’elle se moquait de moi en arrière.

Enfin arriva l’instant du départ. Alors seulement je m’aperçus, à l’impossibilité de m’en séparer, ce que Lauretta était devenue pour moi. Souvent, lorsqu’elle avait été très-smorfiosa, elle me caressait, mais sans y attacher d’importance ; tout mon sang s’allumait alors, et seulement le calme qu’elle m’opposait pouvait m’empêcher de l’entourer de mes bras dans ma fureur amoureuse. J’avais une voix de ténor passable que je n’avais jamais exercée, mais qui se développait rapidement. Je chantais souvent avec Lauretta ces tendres duettini italiens qui sont innombrables.

Nous chantions justement à l’approche du départ un duo de ce genre :

Senza di te, ben mio, vivere non poss’ io.

Qui aurait pu y résister ? Je me jetai aux pieds de Lauretta dans un violent désespoir ; elle me releva en disant :

— Mais, mon ami, pourquoi nous séparerions-nous ?

J’écoutais dans la stupéfaction. Elle me proposa de l’accompagner avec sa sœur à la résidence, car si je voulais m’adonner a la musique, il me fallait absolument quitter la ville.

Figure-toi un homme qui tombe dans un noir et profond abime, et qui, au moment où, désespérant de sa vie, il s’attend au choc qui doit le briser, se trouve assis sous un berceau de roses, tandis que des milliers de petites lumières dansent autour de lui en disant :

— Cher ami, vous vivez encore !

Je ne veux pas te fatiguer de ce qu’il me fallut employer de moyens pour prouver à mon oncle qu’il était indispensable pour moi d’aller a la résidence, d’ailleurs peu éloignée de la ville. Il céda enfin, et me promit de m’accompagner. Cela ne faisait pas tout à fait mon compte, car je ne pouvais lui confier mon dessein de voyager avec la cantatrice.

Un catarrhe qui arriva à mon oncle me tira d’embarras.

Je partis avec la poste, mais jusqu’à la première station seulement, où je m’arrêtai pour attendre mes déesses. Je voulus les accompagner à cheval comme un paladin ; je parvins à m’en procurer un, sinon beau, du moins très-doux, d’après les assurances du vendeur, et je m’élançai à la rencontre de ces dames. Bientôt arriva leur petite voiture à deux places. Les sœurs en occupaient le fond ; sur un petit siège du devant était assise la petite et épaisse Gianna, une brune Napolitaine. La voiture était en outre remplie de toutes sortes de caisses, de boîtes, de corbeilles, choses dont les dames ne se séparent jamais. Deux petits chiens se mirent à aboyer après moi des genoux de Gianna, lorsque je saluai plein de joie les belles arrivantes.

Tout allait le mieux du monde, et nous étions déjà à la dernière station, lorsqu’il prît à mon cheval la singulière idée de retourner au pays qui l’avait vu naître. Un sentiment d’intérêt personnel me conseillait de ne pas employer en pareil cas une trop grande rigueur, et d’essayer de tous les moyens pacifiques ; mais l’animal ne tînt nullement compte de mes exhortations. Je voulais aller en avant et lui en arrière ; tout ce que je pus obtenir de lui fut de tourner en rond sur lui-même. Teresina, pliée en deux hors de la voiture, riait tant qu’elle pouvait rire, tandis que Lauretta, les mains devant les yeux, criait de toutes ses forces, comme si ma vie eût été en danger. Cela me donna le courage du désespoir, j’enfonçai les deux éperons dans le ventre du cheval, et je me trouvai au même instant par terre, où j’avais été assez rudement lancé. Le cheval resta tranquille et me regarda en allongeant son grand cou, comme pour se moquer de moi. Il me fut impossible de me relever ; le cocher vint à mon aide, Lauretta était déjà en bas de la voiture avec des cris et des larmes ; Teresina riait sans pouvoir s’arrêter.

Je m’étais foulé le pied, et il m’était impossible de remonter à cheval. Comment faire ? Le cheval fut lié derrière la voiture, dans laquelle il fallut me hisser. Représente-toi deux femmes assez robustes, une domestique très-corpulente, deux chiens, une douzaine de caisses, des cartons, des corbeilles, et moi par-dessus le marché, dans une petite voiture à deux places. Lauretta se plaignait d’être assise trop à l’étroit, les chiens hurlaient, la Napolitaine babillait, Teresina faisait la moue, mon pied me causait d’affreuses douleurs. Tu comprends le charme de ma position. Teresina prétendit qu’elle ne pouvait y résister plus longtemps. On arrêta ; d’un bond elle était hors de la voiture, elle détacha mon cheval, se mit en travers sur la selle, et vint trotter et faire des courbettes devant nous. J’avouerai qu’elle était charmante. Toute la grâce de sa tournure et de ses formes était encore plus remarquable à cheval. Elle se fit présenter sa guitare, et les brides passées dans le bras elle chanta de fières romances espagnoles en les accompagnant d’accords. Sa robe de soie claire volait au vent en faisant resplendir ses plis toujours en mouvement, et les plumes blanches de son chapeau s’agitaient comme des esprits de l’air qui parlaient dans les sons. C’était une apparition romantique, je ne pouvais détacher d’elle mes yeux bien que Lauretta l’appelât folle, en lui disant que sa hardiesse pouvait lui coûter