Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/74

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étourdissant et que le comte, oubliant la douleur de sa fraîche blessure, laissait briller toute la puissance et la souplesse de son esprit, et l’on comprendra que tout concourait à tresser autour de l’heureux couple comme une couronne admirable et parfumée.

Le crépuscule était arrivé, le vin le plus généreux perlait dans les verres, on buvait avec des cris de joie à la santé, au bonheur des fiancés. Alors s’ouvrit la porte de l’antichambre, et Marguerite s’avança en chancelant, couverte de sa robe blanche de nuit, cheveux épars, pâle et défaite comme une morte.

— Marguerite ! que signifie ceci ? demanda le colonel.

Mais, sans faire attention à lui, Marguerite s’avança lentement vers le grand écuyer, posa sa main froide sur sa poitrine, déposa un léger baiser sur son front et murmura d’une voix éteinte :

— Le baiser de la mourante portera bonheur au joyeux fiancé !

Et elle tomba sur le plancher.


Il s’approcha de Marguerite, qui etait evanouie.


— Voici un malheur qui se présente, dit Dagobert bas au comte, la jeune folle est éprise au grand écuyer.

— Je le sais, répondit le comte, elle a probablement poussé la folie jusqu’à prendre du poison.

— Au nom du ciel ! dit Dagobert glacé d’effroi, et il s’élança vers le fauteuil où il avait déposé la malheureuse fille.

Angélique et la colonelle étaient occupés d’elle, la délaçant et la frottant le front avec des eaux spiritueuses.

Lorsque Dagobert s’approcha, elle ouvrit les yeux.

La colonelle disait :

— Calme-toi, mon enfant, tu es malade, cela se remettra, cela va passer.

Marguerite répondit d’une voix étouffée :

— Cela se passera bientôt… le poison…

Angélique et la colonelle se mirent à pousser des cris.

— Mille démons ! l’enragée ! s’écria le colonel ; qu’on coure chercher un médecin ! vite ! le premier venu sera le meilleur ! Amenez de suite celui qui pourra venir !

Les domestiques, Dagobert lui-même se précipitaient.

— Halte ! s’écria le comte, qui était resté calme jusqu’alors et avait vidé à son aise son verre plein de syracuse, son vin favori, halte ! si Marguerite a pris du poison, un médecin est inutile, car je suis le meilleur médecin en pareil cas. Permettez-moi de l’examiner.

Il s’approcha de Marguerite, qui était évanouie et agitée de temps à autre par quelques mouvements nerveux. Il se pencha sur elle, et on le vit tirer de sa poche un petit étui et en prendre entre les doigts un objet dont il frotta légèrement la nuque et le creux de l’estomac de Marguerite.

— Elle a pris de l’opium, dit-il à la société en s’écartant un peu d’elle, cependant on peut la sauver en employant des moyens que j’ai en ma possession. Portez-la dans sa chambre.

Lorsqu’elle y eut été transportée, le comte resta seul avec elle.

La femme de chambre de la colonelle avait trouvé un flacon dans la chambre de Marguerite ; on avait ordonné peu de temps auparavant quelques gouttes d’opium à la colonelle : Marguerite avait tout bu.

— Le comte, dit Dagobert avec un peu d’ironie, est réellement un homme étonnant ; il a tout deviné. Rien qu’en regardant Marguerite, il a su tout d’abord qu’elle avait pris du poison, et puis il en a reconnu le genre et la couleur.

Une demi-heure après le comte entra dans le salon, et assura que tout danger de mort était passé pour Marguerite. Jetant un regard de côté vers Maurice, il ajouta qu’il espérait arracher de son cœur la cause de tout ce mal. Il fallait, au reste, disait-il, qu’une femme de chambre veillât auprès de Marguerite ; lui-même se proposait de passer la nuit dans une chambre voisine, afin d’être tout prêt à lui porter secours dans le cas d’une nouvelle attaque. Il désirait toutefois se donner des forces dans l’exercice de ses soins médicaux avec quelques nouveaux verres de l’excellent vin. Et il se remit à table avec les hommes. Angélique et la colonelle s’éloignèrent encore tout émues de ce qui venait d’arriver.

Le colonel s’emporta contre la maudite attaque de folie de Marguerite, c’est ainsi qu’il nommait sa tentative de suicide. Maurice et Dagobert se sentaient étrangement troublés. Le comte n’en fit pas moins éclater une gaieté d’autant plus grande, et qui avait en elle-même quelque chose de cruel.

— Ce comte, dit Dagobert à son ami lorsqu’ils s’en retournaient à leur demeure, me semble bien singulier, on dirait qu’il y a en lui quelque mystère.

— Ah ! répondit Maurice, il pèse cent livres sur mon cœur. Le sombre pressentiment d’un malheur quelconque qui menace mon amour me remplit tout entier.


Il est hors de danger.


Cette nuit même le colonel fut réveillé par un courrier venu de la résidence. Le matin suivant il entra chez sa femme le visage couvert de pâleur.

— Nous allons, lui dit-il avec une tranquillité feinte, être de nouveau séparés, ma chère enfant. La guerre vient de recommencer. J’ai reçu un ordre avant l’aube ; il me faut partir avec mon régiment le plus tôt possible, peut-être même cette nuit.

La colonelle très-effrayée se mit à fondre en larmes.

— Cette guerre finira bientôt glorieusement, j’en suis sûr, comme la première, dit le colonel en la consolant ; je ne pressens rien qui puisse inquiéter. Tu peux cependant, ajouta-t-il, jusqu’à la paix aller résider dans nos terres avec Angélique. Je vous donnerai un compagnon qui vous fera oublier votre solitude. Le comte de S…i part avec vous.

— Comment ! s’écria la colonelle, y penses-tu ? Au nom du ciel ! le comte venir avec nous ? le prétendu refusé ? le rancuneux Italien