Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/75

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qui sait cacher au fond de son cœur son désir de vengeance pour le laisser courir comme un torrent au premier moment favorable ? Ce comte, dont toute la manière d’être me déplait, qui depuis hier même m’est devenu encore plus antipathique, je ne sais pourquoi !

— En vérité ! s’écria le colonel en l’interrompant, c’est à n’y pas tenir avec l’imagination et les folles idées des femmes. Vous ne comprenez pas la grandeur d’âme d’un homme au caractère ferme. Le comte a passé la nuit tout entière, comme il l’avait proposé, dans la chambre voisine de celle de Marguerite. Ce fut à lui que j’annonçai la premier la nouvelle de la campagne qui va s’ouvrir. Il lui est presque impossible de retourner dans son pays. Il en était consterné. Je lut offris de demeurer dans mes propriétés. Après quelques hésitations, il y consentit et me donna sa parole d’honneur de tout faire pour vous protéger et chercher à vous rendre plus supportable le temps de la séparation par tous les moyens en son pouvoir. Tu sais tout ce que je dois au comte, mes biens sont pour lui un lieu d’asile, puis-je le lui refuser ?

La colonelle n’osait, ne pouvait rien répondre.

Le colonel tint parole. La nuit suivante on sonna le départ, et les amants éprouvèrent toutes les douleurs infinies de la séparation.

Quelques jours plus tard, lorsque Marguerite fut rétablie, la colonelle partit avec elle et Angélique. Le comte suivait avec les gens.

Le comte, dans les premiers temps, pour ne pas renouveler leurs chagrins, se tint discrètement à l’écart. À l’exception des moments où elles demandaient expressément à le voir, il restait enfermé dans sa chambre ou faisait des promenades solitaires.

La campagne parut d’abord favorable à l’ennemi. Bientôt après de glorieuses victoires furent remportées. Le comte était alors toujours le premier à apporter les nouvelles de triomphes et surtout les détails les plus circonstanciés sur le régiment que commanda le colonel. Le colonel et le grand écuyer n’avaient reçu dans les combats les plus meurtriers ni balles ni coups de sabre. Cela était constaté par des lettres authentiques venues du quartier général.

Ainsi le comte apparaissait toujours à ces dames comme un messager céleste de bonheur et de victoire. Aussi sa manière d’être respirait pour Angélique le plus profond et le plus pur intérêt, semblable à celui que montre le père le plus tendre et le plus jaloux du bonheur de son enfant.

La colonelle et Angélique étaient forcées de s’avouer que le colonel avait bien placé son affection et que tout jugement défavorable contre lui eût été le fruit de la prévention la plus ridicule. Marguerite elle-même, paraissant tout à fait guérie de sa folle passion, était de nouveau la Française vive et babillarde.

Une lettre du colonel à sa femme, qui en renfermait une autre du grand écuyer à Angélique, dissipa jusqu’au moindre reste d’inquiétude. La capitale de l’ennemi avait été prise et une trêve avait été conclue.

Angélique nageait dans le bonheur et la joie, et c’était toujours le comte qui parlait avec la chaleur la plus entraînante des hauts faits du brave Maurice et du bonheur qui attendait son heureuse fiancée. En ces occasions, il saisissait la main d’Angélique, la serrait conte son cœur et lui demandait s’il lui était encore odieux comme autrefois.

Angélique, toute confuse, lui jurait, les yeux pleins de larmes, qu’elle n’avait jamais eu de haine pour personne, mais qu’elle avait aimé Maurice avec trop d’ardeur pour ne pas s’effrayer d’une rivalité. Alors le comte lui disait d’une voix sérieuse et solennelle :

— Ne voyez en moi, Angélique, qu’un fidèle ami de votre père.

Et il déposait un léger baiser sur son front, qu’elle ne refusait pas, comme une candide jeune fille qu’elle était, car il lui semblait que ce baiser lui était donné par son père, qui avait l’habitude de l’embrasser ainsi.

On pouvait presque espérer que le colonel reviendrait bientôt dans sa patrie, lorsqu’il arriva une lettre qui contenait le récit d’une épouvantable événement.

Le grand écuyer, en traversant un village, accompagné seulement de quelques domestiques, avait été attaqué par des paysans armés ; il était tombé atteint d’un coup de feu et avait été emporté plus loin par un brave cavalier qui s’était fait jour à travers l’ennemi. Alors toute la joie qui animait la maison fit tout à coup place à l’effroi, au chagrin et au désespoir.

Toute la maison du colonel était dans une bruyante agitation. Les domestiques, couvert de leur riche livrée de gala, couraient dans les escaliers, les voitures retentissaient sur le pavé de la cour apportant les invités, que venait recevoir solennellement le colonel portant sur la poitrine les décorations nouvelles qu’il avait méritées dans la dernière guerre.

Au haut, dans une chambre solitaire, Angélique était assise dans une parure de fiancée, dans tout l’éclat de sa beauté, toute la fraîcheur de sa fleur de jeunesse.

La colonelle était auprès d’elle.

— Tu as, ma chère enfant, lui disait-elle, choisi en toute liberté le comte S…i pour ton époux. Autant ton père paraissait autrefois désireux de cette union, autant depuis la mort du malheureux Maurice il paraissait peu s’en soucier. On dirait même qu’il partage aujourd’hui le sentiment douloureux que j’éprouve sans pouvoir te le cacher. Il me semble incompréhensible que tu aies si promptement oublié Maurice. L’heure décisive approche, tu vas donner ta main au comte, consulte ton cœur, il en est encore temps : que jamais le souvenir de celui dont tu as perdu la mémoire ne vienne comme un ombre épaisse obscurcir le bonheur de ta vie !

— Jamais, s’écria Angélique tandis que des pleurs brillaient en perles sur ses paupières, je n’oublierai Maurice ! Jamais je n’aimerai comme je l’ai aimé. Le sentiment que j’éprouve pour le comte est tout différent. Je ne sais comment il s’est emparé de mon affection. Je ne l’aime pas, je ne peux pas l’aimer comme j’aimais Maurice ; mais il me semble que sans lui il me serait impossible de vivre, de penser, de sentir. Une voix fantastique me répète sans cesse qu’il faut qu’il soit mon époux, qu’autrement l’existence pour moi est insupportable. J’obéis à cette voix que je crois être le langage mystérieux de la Providence.

La femme de chambre entra avec la nouvelle que Marguerite, qui avait disparu depuis le matin, n’avait pas encore été retrouvée, mais que le jardinier venait d’apporter un billet d’elle et que cette demoiselle lui avait donné avec l’injonction de le porter au château lorsqu’il aurait terminé son ouvrage et porté ses dernières fleurs.

La colonelle ouvrit la lettre et lut :

« Vous ne me reverrez plus, un sort terrible me chasse de votre maison ; je vous en supplie, vous qui avez été autrefois pour moi une tendre mère, ne me faites pas poursuivre, ne me faites pas revenir de force. Une seconde tentative de suicide réussirait mieux que la première. Qu’Angélique savoure à longs traits un bonheur qui me déchire le cœur ! Adieu pour toujours ! oubliez la malheureuse Marguerite ! »

— Que signifie ceci ? s’écria violemment la colonelle. Cette folle s’est-elle mis en tête de troubler toutes nos joies ? Se trouve-t-elle toujours là en travers lorsqu’il est question pour toi de prendre un époux ? Qu’elle parte, l’ingrate que j’ai traitée comme ma fille ! Qu’elle parte ! je m’inquiéterai bien peu d’elle.

Angélique se mit à pleurer amèrement la perte de sa sœur, et la colonelle la pria instamment au nom du ciel de ne pas accorder une seule de ces heures importantes à des regrets pour une insensée.

La société était réunie dans le salon pour se rendre à la petite chapelle, où un prêtre catholique devait unir les mariés. L’heure destinée venait de sonner. Le colonel amena la fiancée au salon ; chacun admirait sa beauté, que rehaussait encore la simple élégance de sa toilette. On attendait le comte. Un quart d’heure succédait à un autre, il n’arrivait pas. Le colonel alla dans sa chambre. Il y trouva le domestique, qui lui annonça que le comte, après s’être entièrement habillé, s’était trouvé indisposé subitement, et était allé faire une promenade dans le parc pour se remettre au grand air, et qu’il lui avait défendu de le suivre. Il ne savait pas lui-même pourquoi cette manière d’agir du comte lui avait fait une impression profonde, ni pourquoi l’idée lui était venue qu’un malheur lui devait être arrivé.

Le colonel fit dire que le comte aillait bientôt venir, et fit avertir en secret un célèbre médecin qui se trouvait dans la société de vouloir bien se rendre auprès de lui. Avec lui et le domestique il se mit à parcourir le parc pour retrouver son futur gendre. En quittant la grande allée ils se dirigèrent vers une place entourée d’un bois épais, qui, le colonel se le rappelait, était l’endroit que le comte aimait le plus. Là, ils l’aperçurent assis sur un banc de gazon, habillé de noir, ses décorations sur la poitrine et les mains jointes. Il était appuyé contre le tronc d’un sureau en fleur, les yeux fixes et sans mouvement. Ils tressaillirent d’effroi, car les yeux du comte paraissaient éteints.

— Comte S…i, que vous est-il arrivé ? demanda le colonel.

Pas de réponse ! nul mouvement ! la respiration était arrêtée !

Le médecin s’élança, lui ôta son habit, sa cravate, lui frotta le front ; puis il se tourna vers le colonel en disant :

— Tout secours est inutile, il est mort ! Une crise nerveuse vient de l’enlever à l’instant même.

Le domestique se mit à jeter les hauts cris. Le colonel, dominant son effroi par un violent effort, lui ordonna de se taire.

— Nous tuerons Angélique, dit-il, si nous ne sommes pas prudents !

Il saisit le cadavre du comte, le porta par une allée déserte dans un pavillon éloigné dont il avait la clef sur lui, et laissa là sous la surveillance du domestique, et rentra au château avec le médecin.

Incertain de la conduite qu’il lui fallait tenir, il ne savait s’il