Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/77

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lais appeler dans mon esprit l’image d’Angélique, Marguerite était devant moi. Il me semblait dans mon chagrin que je ne pouvais me débarrasser d’elle, et c’était un supplice que je n’oublierai jamais.

Un jour j’étais à ma fenêtre, me rafraîchissant aux doux parfums que souffle le vent du matin ; j’entendis dans le lointain le son des trompettes. Je reconnus la marche joyeuse de la cavalerie russe, et mon cœur battait de joie ; il me semblait qu’avec ces sons des esprits amis volaient vers moi et me consolaient de leurs voix chéries : c’était comme si la vie m’avait tendu les mains pour me tirer du cercueil où un pouvoir ennemi m’avait enfermé. Des cavaliers parurent, rapides comme l’éclair ; bientôt ils étaient dans la cour du château. Je les envisage : tout à coup je me mets à crier plein du ravissement le plus pur :

— Bogislaw ! mon cher Bogislaw !

Le chevalier arrive, pâle, troublé, parlant de logements militaires inattendus, de fatal dérangement. Sans faire attention à lui, je me précipite et je me jette dans les bras de Bogislaw.

J’appris alors à mon grand étonnement que la paix était conclue depuis longtemps, et que la plus grande partie des troupes s’en retournait dans ses foyers. Le chevalier m’avait caché tout cela pour me retenir captif dans son château. Nous ne pouvions l’un et l’autre deviner le motif de cette conduite. Bogislaw toutefois sentait confusément qu’il y avait la-dessous quelque chose d’irrégulier. La manière d’être du chevalier changeait d’heure en heure : il était grondeur jusqu’à l’impolitesse, et nous fatiguait de son entêtement et de ses mesquineries. Lorsque je lui parlais de ma reconnaissance avec enthousiasme, il souriait d’une manière sournoise avec les gestes d’un homme fantasque et capricieux.

Après un repos de vingt-quatre heures, Bogislaw voulut partir et me joignit à sa troupe. Nous nous sentîmes joyeux lorsque nous vîmes derrière nous ce vieux manoir, qui ne me paraissait plus qu’une sombre prison.

Mais continue mon récit, Dagobert, c’est à toi maintenant de raconter les événements étranges qui nous sont survenus.

— Comment, commença Dagobert, peut-on mettre en doute les singuliers pressentiments qui sont dans la nature humaine ? Jamais je n’ai cru à la mort de mon ami ; l’esprit qui nous parle dans les songes disait que Maurice était vivant, mais que des liens mystérieux le retenaient captif en quelque endroit. Le mariage d’Angélique avec le comte me déchirait le cœur. Lorsque je revins il y a quelque temps et que je trouvai Angélique dans une disposition d’esprit qui me fit pressentir avec effroi une influence magique, je pris la résolution de parcourir le pays étranger jusqu’à ce que j’eusse retrouvé mon Maurice. Mais rien ne peut exprimer le ravissement dont je fus transporté lorsque je le rencontrai sur la terre allemande avec son ami le général Desen.

Toutes les furies de l’enfer vinrent torturer le cœur de mon ami lorsqu’il apprit l’union d’Angélique avec le comte ; mais toutes ses malédictions et ses plaintes déchirantes sur l’infidélité d’Angélique cessèrent lorsque je lui eus fait part de mes suppositions et lui eus appris qu’il était en son pouvoir de conjurer tout le mal. Le général Desen tressaillit vivement lorsque je prononçai le nom du comte, et lorsque, selon son désir, je dépeignis sa tournure et ses traits il s’écria :

— Plus de doute, c’est lui, c’est lui-même !

— Figurez-vous, interrompit ici le général, que le comte S…i me ravit à Naples il y a quelques années, par des artifices sataniques qu’il avait à sa disposition, une maîtresse chérie. Oui, dans le moment même où je le traversai de mon épée, elle éprouva ainsi que moi une fascination infernale qui nous éloigna l’un de l’autre. J’ai su depuis que la blessure que je lui avais faite n’était pas mortelle, qu’il avait demandé la main de ma bien-aimée, et que le jour de son mariage elle était tombée morte frappée d’une attaque de nerfs.

— Dieu juste ! s’écria la colonelle, ma fille chérie n’était-elle pas menacée d’un sort pareil ? Comment ce pressentiment me venait-il ?

— C’est, dit Dagobert, la voix de l’esprit prophétique qui vous dit la vérité.

— Et quelle était l’apparition effroyable, continua la colonelle, dont Maurice nous parlait le soir même, où le comte s’est présenté si étrangement parmi nous ?

— Comme je vous le racontais alors, continua Maurice, j’entendis un coup effroyable, un souffle glacial siffla près de moi comme un messager de mort, et il me sembla qu’un fantôme blanc, tremblant et ayant des traits insaisissables s’avança à travers le mur. Je réunis toutes les forces de mon esprit pour dominer mes craintes. Bogislaw était étendu roide, et je le croyais mort. Lorsque le médecin que j’avais fait appeler le fit revenir à lui, il me tendit la main d’un air mélancolique et dit :

— Bientôt, demain, finiront mes peines !

Ce qu’il avait dit arriva, mais comme le pouvoir éternel l’avait résolu, et non pas comme Bogislaw s’y attendait.

Dans le plus fort de la mêlée, le jour suivant, une balle morte le frappa à la poitrine et le renversa de cheval ; la balle bienfaisante brisa en mille morceaux le portrait de son infidèle, qu’il portait toujours sur son cœur. La contusion fut vite guérie, et depuis ce temps Bogislaw a été délivré de toutes les apparitions qui troublaient son existence.

— C’est la vérité, dit le général, et même le souvenir de mon amante éveille en moi une douleur douce qui n’est pas sans charme. Mais notre ami Dagobert va vous raconter les aventures qui nous survinrent.

— Nous nous éloignions de R… en grande hâte, continua Dagobert. Aux premières lueurs du crépuscule nous arrivâmes dans la petite ville de P…, à six milles de distance d’ici. Nous avions l’intention de nous y reposer quelques heures et de repartir pour arriver directement ici. Que devînmes-nous, Maurice et moi, lorsque d’une chambre de l’auberge Marguerite se précipita vers nous la figure pâle, égarée par le délire ! Elle tomba aux genoux du grand écuyer, les embrassa en gémissant, se nomma elle-même la plus affreuse criminelle qui eût jamais mérité la mort, et le pria de la tuer sur place ! Maurice la repoussa avec horreur et s’élança au dehors.

— Oui, interrompit le grand écuyer, lorsque j’aperçus Marguerite à mes pieds, j’éprouvai à l’instant de nouveau toutes les souffrances qui m’avaient déchiré lors de mon séjour au château, et je me sentis venir une fureur que je n’avais pas encore connue. Je fus sur le point de la frapper de mon épée ; mais je modérai ma colère, et je sortis aussitôt.

— Je relevai Marguerite, dit Dagobert, je parvins à la calmer, et j’appris d’elle dans ses discours sans ordre ce que j’avais pressenti. Elle me donna une lettre que le comte lui avait fait remettre hier à minuit. Voici cette lettre.

Dagobert tira une lettre, l’ouvrit et lut ce qui suit :

« Fuyez, Marguerite, tout est perdu ! Il approche, l’objet de notre haine ! Toute ma science doit céder à la sombre destinée qui me saisit au moment où j’arrive au but ! Marguerite, je vous ai fait partager un secret qui aurait anéanti une femme ordinaire si elle eût tenté de résister. Mais avec la force d’un esprit supérieur, avec votre volonté inflexible, vous fûtes la digne élève de votre savant maître. Vous m’avez prêté votre aide, avec votre secours j’ai dominé les sentiments d’Angélique et tout son être. Alors j’ai voulu reculer pour vous les bornes du bonheur de la vie, comme il germait dans votre âme. J’entrai dans le cercle des plus dangereux mystères, je commençai des opérations dont j’étais moi-même épouvanté. Tout fut inutile. Fuyez, sinon votre perte est certaine. Jusqu’au dernier moment je ferai courageusement tête au pouvoir ennemi ; mais, je le sens, ce moment me donnera une mort rapide. Je mourrai seul. Aussitôt que le moment sera venu, je me dirigerai vers l’arbre étrange à l’ombre duquel je vous ai souvent parlé des étonnants mystères que je mets en œuvre. Marguerite, ces mystères, oubliez-les pour toujours. La nature, la cruelle nature, devenue défavorable à ses enfants endurcis, offre aux voyants curieux qui portent une main hardie sur son voile un jouet brillant qui les séduit, et elle tourne contre eux sa force destructive.

» Je tuai autrefois une femme en m’imaginant d’allumer chez elle le feu du plus ardent amour. J’y perdis une partie de mes forces ; et pourtant, fou ridicule, j’espérais encore au bonheur terrestre !

» Adieu, Marguerite, retournez dans votre pays, rendez-vous à S… Le chevalier de T. prendra soin de votre bonheur.

» Adieu ! »

Lorsque Dagobert eut terminé cette lettre, tout le monde se sentit frissonner involontairement.

— Ainsi, dit la colonelle, il me faudrait ajouter foi à des choses contre lesquelles se révolte ma raison ; mais il est certain que je n’ai jamais pu comprendre comment Angélique avait pu si vite oublier Maurice et tourner ses affections vers le comte. Je remarquai toutefois qu’elle était constamment dans un état d’exaltation, et cela même éveillait en moi de cruelles inquiétudes. Je me rappelle que le penchant d’Angélique pour le comte se révéla d’une manière étrange : elle me confia que presque toutes les nuits elle faisait des rêves agréables où le comte était toujours mêlé.

— C’est cela, dit Dagobert, Marguerite m’a avoué qu’elle avait passé des nuits auprès d’Angélique, à la demande du comte, dont elle lui chuchotait sans cesse le nom à l’oreille en adoucissant sa voix. Plus d’une fois, me dit-elle, à minuit le comte s’était arrêté sur le seuil de sa porte, avait attaché pendant quelques minutes son regard fixe sur Angélique endormie et s’était éloigné. Cependant la lettre significative du comte a-t-elle encore besoin d’un commentaire ? Il est certain qu’il était parvenu par son art secret à agir psychiquement sur les sentiments intimes, et cela grâce à la force de sa nature énergique. Il était lié avec le chevalier de T. et appartenait à cette secte invisible qui compte des membres en Italie et en France, et dérive de l’ancienne école de P… Sur l’invitation du comte, le chevalier retint le grand écuyer dans son château, et exerça sur lui toutes sortes d’opérations magiques relatives à l’amour. Je pourrais pénétrer plus avant dans les mystères au moyen desquels le comte savait s’emparer du principe psychique tels que Marguerite me les a expliqués elle-même, je pourrais éclaircir bien des doutes sur une science qui ne m’est pas étrangère, mais à laquelle je ne veux attacher un nom de peur de n’être pas compris, mais qu’il ne soit pas question aujourd’hui…