Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/76

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fallait cacher à Angélique l’effroyable catastrophe ou bien lui dire tout avec la plus grande tranquillité possible.

Lorsque le colonel entra dans le salon, il trouva tout dans un trouble extrême. Au milieu d’une conversation enjouée, Angélique avait tout à coup fermé les yeux et était tombée dans un évanouissement profond. Elle était couchée sur un sofa dans une chambre voisine. Elle n’était ni pâle ni défaite, au contraire les roses de ces joues étalent plus fraîches que jamais ; une grâce ineffable, un éclat céleste avaient illuminé son visage. Elle paraissait pénétrée de joie.

Le médecin, après l’avoir longtemps examinée avec une scrupuleuse attention, assura qu’il n’y avait rien à craindre et qu’elle se trouvait, par un phénomène difficile à comprendre, plongée dans un état magnétique.

— Je ne voudrais pas essayer de l’en tirer, ajouta-t-il, mais elle va bientôt s’éveiller d’elle-même.

Pendant ce temps un chuchotement parcourait la société des hôtes. La mort du comte semblait avoir été mystérieusement apprise. Tout le monde se retira peu à peu tristement et en silence, et on entendit les voitures s’éloigner.

La colonelle, penchée sur sa fille, guettait jusqu’à son moindre souffle. Celle-ci paraissait balbutier à voix basse des mots que personne ne pouvait comprendre. Le médecin ne voulut point qu’on la déshabillât, ni même qu’on lui ôtât ses gants. Le moindre attouchement, disait-il, peut lui être fatal.

Tout à coup Angélique ouvrit les yeux et s’élança avec un cri déchirant :

— Il est là ! il est là ! disait-elle, et du sofa elle se précipita en furieuse au dehors, à travers l’antichambre, et descendit les marches de l’escalier.

— Elle est folle ! s’écria la colonelle effrayée ; ô Dieu du ciel, elle est folle !

— Non, non ! reprit le médecin, ce n’est point de la folie, mais il peut arriver quelque chose d’inouï, et il se précipita derrière elle.

Il aperçut Angélique s’élançant, rapide comme la flèche, sur la grande route, à travers la porte du château, les bras levés ; son riche vêtement de dentelles flottait dans les airs, et ses cheveux déroulés flottaient au gré de la brise. Un cavalier s’élança à sa rencontre ; il se jeta à bas de son cheval, lorsqu’il fut près d’elle, et l’entoura de ses bras.

Deux autres cavaliers qui l’accompagnaient firent halte et mirent pied à terre.

Le colonel, qui avait suivi le médecin en toute hâte, s’arrêta sans pouvoir parler devant le groupe. Il se frottait le front comme s’il s’efforçait de retenir ses pensées. C’était Maurice, qui tenait Angélique serrée sur sa poitrine ; près de lui étaient Dagobert et un beau jeune homme en riche uniforme de général russe.

— Non ! s’écriait sans cesse Angélique en tenant embrassé son bien-aimé, jamais je ne te fus infidèle, Maurice ! mon cher, mon tendre amant !

Et Maurice lui disait :

— Oui, je le sais, va ! oui, je le sais ! ma belle image des anges ! il t’a dominée par des artifices de démon. Et il emportait plutôt qu’il ne conduisait Angélique au château, pendant que les autres suivaient en silence.

À la porte du château seulement le colonel poussa un profond soupir comme s’il recouvrait seulement ses pensées, et s’écria en promenant autour de lui des regards interrogateurs :

— Quelle apparition ! quel prodige !

— Tout s’éclaircira, dit Dagobert ; et il présenta au colonel l’étranger comme le général russe Bogislaw Desen, l’ami intime du grand écuyer.

Lorsqu’ils furent arrivés dans les appartements du château, Maurice, sans remarquer l’effroi du colonel, demanda avec un regard sauvage :

— Où est le comte de S…i ?

— Parmi les morts, reprit sourdement le colonel ; il y a une heure, il a succombé à une crise nerveuse.

Angélique frissonna.

— Oui, dit-elle, je le sais ; dans le moment de sa mort il me sembla que quelque chose se brisait en moi en retentissant comme du cristal, je tombai dans un état étrange ; j’ai sans doute rêvé pendant tout le temps que dura ce sommeil, car, autant que je me le rappelle, les yeux terribles n’avaient plus de pouvoir sur moi, la trame de feu se déchirait, je me sentais libre, j’éprouvais le calme des cieux, je vis Maurice, mon Maurice ! Il venait, je me précipitais vers lui ! Et elle se serra contre son bien-aimé comme si elle avait peur de le perdre encore.

— Dieu soit loué ! dit la colonelle le regard fixé vers le ciel, ce poids qui m’écrasait le cœur est donc enlevé, me voici délivré de l’angoisse qui m’oppressait au moment où Angélique allait donner sa main au comte.

Le général Desen demanda à voir le cadavre du comte ; on le conduisit devant lui. Lorsqu’on écarta la couverture qui le couvrait, le général en examinant le visage contracté par la mort s’écria :

— C’est bien lui, c’est lui, par le Dieu du ciel !

Angélique s’était endormie dans les bras du grand écuyer. On la porta dans sa chambre. Le médecin prétendit que rien ne pouvait être plus salutaire que ce sommeil pour calmer toutes les forces de l’esprit surexcitées. Elle échappa ainsi à la maladie qui la menaçait.

Aucun des invités n’était resté au château.

— Il est temps, s’écria le colonel, de délier tous les nœuds de ces mystères. Dis-moi, Maurice, quel ange du ciel t’a rappelé à la vie ?

— Vous savez, commença Maurice, de quelle manière infâme je fus attaqué, lorsque déjà l’armistice était conclu. Atteint d’un coup de feu, je tombai de mon cheval, privé de connaissance. Je ne sais combien de temps je restai dans cet état. En reprenant mes sens je sentis le mouvement d’une voiture. Il était nuit noire, plusieurs voix chuchotaient bas autour de moi. On parlait français, ainsi j’étais blessé, au pouvoir des ennemis. Cette pensée me glaça d’effroi, et je sentis une seconde fois mes sens défaillir. À cet évanouissement succéda un état qui m’a seulement laissé le souvenir de quelques moments d’un violent mal de tête. Un jour je m’éveillai tout à fait maître de mes pensées. Je me trouvai dans un bon lit, presque magnifique, orné de rideaux de soie, de cordons et de franges. La chambre très-vaste et très-haute était garnie de tapis de soie et de tables et de chaises lourdement dorés à l’ancienne mode française. Un étranger courbé sur moi examinait mon visage et s’élança alors vers le cordon d’une sonnette, qu’il tira avec force. Quelques minutes après deux hommes entrèrent : le plus âgé portait un habit brodé à l’ancienne mode, et était décoré d’une croix de Saint-Louis ; le plus jeune s’avança vers moi, tâta mon pouls, et dit en s’adressant à l’autre :

— Il est hors de danger.

Alors le plus âgé s’annonça à moi comme le chevalier de T. Le château où je me trouvais était le sien. Il se trouvait en voyage, ajouta-t-il, au moment où des paysans assassins m’avaient jeté à terre et s’apprêtaient à me piller. Il parvint à me délivrer. Il me fit placer dans sa voiture et porter dans son château, situé à une assez grande distance de toute communication avec les routes militaires. Là, le médecin de sa maison entreprit ma cure difficile. Il aimait ma nation, qui lui avait montré beaucoup de bienveillance dans les temps malheureux de la révolution, et il était enchanté de pouvoir m’être utile. Tout ce qui pouvait m’être commode ou agréable était à ma disposition dans le château ; mais sous aucune condition il ne me permettrait, disait-il, de le quitter avant que je fusse entièrement rétabli de mes blessures, et que les chemins fussent devenus moins dangereux. Il déplorait l’impossibilité où il se trouvait de donner à mes amis des nouvelles de mon lieu de refuge.

Le chevalier était veuf, ses fils étaient absents, de sorte qu’il habitait le château avec le chirurgien seulement et de nombreux domestiques.

Il serait trop long de vous raconter comment ma santé revenait chaque jour davantage entre les mains de l’habile docteur, et de quelle manière gracieuse le chevalier s’efforçait de m’offrir tout ce qui pouvait charmer la solitude de ma vie. Sa conversation était plus sérieuse qu’elle ne l’est ordinairement parmi ses compatriotes, et sa manière de voir était aussi plus juste. Il parlait de la science et des arts, et évitait autant que possible de s’entretenir des événements nouveaux. Mon unique pensée était Angélique, et mon âme était en feu quand je pensais qu’elle devait être plongée dans la douleur par la nouvelle de ma mort. Je donnais à chaque moment au chevalier des lettres pour les faire porter à mon quartier général. Il me consolait en me promettant que lorsque je serais tout à fait guéri, il s’arrangerait à tout hasard à faciliter mon retour dans ma patrie. Je pouvais seulement présumer d’après ses discours que la guerre était recommencée, et d’une manière désavantageuse pour les alliés ; ce qu’il voulait me cacher par bienveillance.

Je n’ai besoin que de raconter quelques incidents pour donner raison aux étranges croyances de Dagobert.

La fièvre m’avait à peu pris quitté, lorsque je tombai une nuit dans un état rêveur incompréhensible, qui m’épouvante encore maintenant, bien que je n’en aie gardé qu’un vague souvenir.

Je voyais Angélique, mais il me semblait que son image s’effaçait peu à peu dans une lueur tremblante, et tous mes efforts ne pouvaient la retenir. Un autre être se plaçait de force entre nous, se posait sur ma poitrine et allait chercher mon cœur en moi-même. J’étais écrasé d’une douleur brûlante, et je me sentais aussi en même temps pénétré d’une étrange sensation de plaisir.

Au matin mes premiers regards s’arrêtèrent sur un portrait placé en face du lit, et que je n’avais pas encore remarqué. J’éprouvais un sentiment d’effroi qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme. C’était Marguerite avec le regard vif et brillant de ses yeux noirs. Je demandai au domestique d’où venait cette image, et qui elle représentait. Celui-ci assura que c’était la nièce du marquis, la marquise de T. Il ajouta que ce portrait avait toujours été à cette place ; et que peut-être je ne l’avais pas remarqué, parce que depuis la veille seulement on en avait ôté la poussière.

Le chevalier me confirma tout ceci. Ainsi, lorsque éveillé je vou-