Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/9

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raconté aucune analogie avec le charmant tableau, et, je le pense, tu as encore quelque chose à nous dire des sœurs ; car je suis certain que les dames peintes sur cette délicieuse toile sont Lauretta et Teresina.

– Tu as raison en effet, reprit Théodore, et les soupirs pleins de désirs langoureux que j’adresse à ce pays admirable s’adaptent parfaitement à ce qu’il me reste à raconter.

Peu de temps avant qu’il me vînt dans l’idée de quitter Rome, il y a de cela deux ans, je voulais faire une petite promenade à cheval. J’aperçus devant la porte d’une locanda une charmante jeune fille, et il me parut agréable de me faire verser par cette délicieuse enfant un coup de bon vin. Je m’arrêtai devant la porte de la maison, dans un bosquet égayé par de brillants traits de lumière ; j’entendis dans l’éloignement un chant accompagné d’une guitare ; j’écoutai, car les deux voix de femme qui m’arrivaient avaient fait sur moi une étrange impression. Je sentais s’agiter en moi des souvenirs qui refusaient de prendre une forme. Je descendis de cheval et m’approchai lentement, en saisissant chaque son éclos sous un berceau de feuillage d’où les accords semblaient partir. Les deux voix se turent. La première chanta seule une chansonnette. Plus je m’approchais, plus mes souvenirs, qui m’avaient d’abord tant tourmenté, devenaient plus distincts. La cantatrice était lancée dans un point d’orgue plein de fioritures, la voix allait du haut en bas, du bas en haut, enfin elle se perdit dans un ton prolongé ; mais tout à coup une voix de femme se leva avec l’accent de la dispute, c’étaient des malédictions, des jurements, des injures : un homme s’excusait, un autre éclatait de rire.

J’aperçut devant moi à peu de distance une homme en robe brune.


Une seconde voix de femme se mêlait de la dispute, qui allait en s’allumant toujours davantage avec la rabbia italienne. Enfin lorsque j’étais tout près du bosquet, un abbé s’en élance et se jette presque sur moi ; et lorsqu’il se retourne, je reconnais en lui le bon signor Ludovico, mon colporteur de nouveautés musicales à Rome.

— Qu’est-ce donc, au nom du ciel ? lui criai-je.

— Ah ! signor maestro, signor maestro ! me dit-il, sauvez-moi, défendez-moi contre cette enragée, ce crocodile, ce tigre, cette hyène, ce démon sous la forme d’une demoiselle ! C’est vrai, c’est vrai ! je battais la mesure dans la canzonette d’Anfossi, et j’ai juste au milieu du point d’orgue abaissé la main, et je lui ai coupé son trille. Mais pourquoi aussi étais-je occupé à la regarder dans les yeux ? Le diable emporte les points d’orgue !

Plein d’une émotion singulière, j’entrai aussitôt avec l’abbé dans le bosquet, et je reconnus au premier coup d’œil les deux sœurs Teresina et Lauretta. Lauretta criait et tempêtait encore ; Teresina lui répondait assez vivement, tandis que l’hôte, les bras croisés l’un sur l’autre, les regardait en souriant. Une jeune servante couvrait la table de nouveaux flacons.

Aussitôt que les chanteuses m’aperçurent, elles s’élancèrent vers moi en s’écriant :

— Ah ! signor Teodoro !

Et elles m’accablèrent de caresses. Toute la dispute s’envola au même instant.

— Vous voyez, disait Lauretta à l’abbé, c’est un compositeur gracieux comme un Italien, fort comme un Allemand !

Les deux sœurs s’interrompant l’une l’autre à chaque instant, parlèrent des heureux jours de notre vie commune, de mes grandes connaissances musicales lorsque j’étais déjà si jeune, elles parlèrent de mes essais, de l’excellence de mes compositions ; elles n’avaient, disaient-elles, jamais pu chanter autre chose.

Teresina m’annonça enfin qu’elle était engagée par un impresario comme cantatrice tragique pour l’époque du prochain carnaval, et elle s’efforça de me persuader qu’elle ne chanterait qu’à la condition que l’on me confierait au moins un opéra tragique à composer.

Lauretta, engagée comme première chanteuse pour les opera buffa, déplorait que je n’eusse pas de tendances pour ce genre de musique, car personne autre n’eût certainement composé l’opéra de ses débuts.

— Tu vois que la société où je me trouvais est la même qu’Hummel a peinte, et justement à l’instant où l’abbé est sur le point d’interrompre le point d’orgue.

— Mais, dit Édouard, avaient-elles donc oublié la cause de la séparation et ton rude billet d’adieu ?

— Elles n’en ont pas dit un seul mot, et j’en ai fait autant, répondit Teodoro, car toute rancune s’était envolée, et mon aventure avec les sœurs me paraissait alors seulement très-comique. La seule chose que je me permis fut de raconter à l’abbé que dans un air d’Anfossi il m’était arrivé plusieurs années auparavant la même chose qu’à lui. J’arrangeai en scène tragi-comique mon existence à cette époque entre les deux sœurs, et je leur dis, sans ménager les allusions, combien j’avais été redevable à leur société dans les plus belles années de la vie et de l’étude de l’art. Et cependant, ajoutai-je, ce fut pour moi un bonheur de frapper à faux dans le point d’orgue, car autrement j’en aurais eu pour toujours, et je crois que par amour pour les chanteuses je serais encore assis devant le piano.

— Toutefois, répondit l’abbé, votre faute dans une salle de concert était beaucoup plus grave que la mienne dans ce bosquet, et si le regard doux de ces yeux célestes ne m’avait pas troublé je ne me serais pas montré absurde à ce point.

Ces dernières paroles arrivèrent à propos, car Lauretta, qui pendant que l’abbé parlait avait commencé à faire briller ses yeux de colère, fut complètement apaisée.

Nous restâmes ensemble toute la soirée. Il y avait quatorze ans que j’avais quitté ces dames. Lauretta un peu vieillie ne manquait pas cependant de charmes ; Teresina s’était mieux conservée, et elle avait gardé sa jolie taille. Toutes deux étaient assez excentriquement habillées et leur tournure était restée la même, c’est-à-dire de quatorze ans plus jeune qu’elles. Teresina à ma prière chanta plusieurs des morceaux sérieux qui autrefois m’avaient si profondément impressionné, mais il me sembla qu’ils ne vibraient plus comme autrefois dans mon âme. La voix de Lauretta avait aussi perdu de sa force et de son étendue, en la comparant du moins à celle que je conservais dans mon souvenir.

Cette comparaison de la réalité avec l’ancienne idole qui s’imposait à mon esprit, comparaison peu avantageuse pour le présent, me disposait plus mal encore à l’égard des deux sœurs que ne l’avaient fait tout d’abord leur conduite actuelle avec moi, leurs extases hypocrites et leur admiration maladroite.

Cependant l’humeur joviale de l’abbé, qui faisait avec une langueur toute mondaine la cour aux deux sœurs, et le bon vin dont je bus une large part, me rendirent toute ma gaieté, de sorte que la soirée se passa de la plus charmante manière. Les sœurs m’invitèrent de la manière la plus pressante à venir les voir pour m’entendre avec elles sur les rôles que je devais composer pour elles.

Je quittai Rome sans aller leur rendre visite.

— Et cependant, dit Édouard, tu leur es redevable de l’éveil de la voix de ton cœur.

— C’est évident ! répondit Théodore, et tu peux ajouter d’une foule de bonnes mélodies ; mais c’est pour cela même que je résolus de ne plus les voir.

Chaque compositeur a le souvenir d’une impression puissante que le temps ne peut effacer. L’esprit vivant en lui parla sous cette influence, et ce fut l’œuvre de création qui fit jaillir tout à coup de son âme sa manière de sentir personnelle qui s’y tenait en repos. Elle en sortit pleine de lumières pour ne plus jamais retomber.

Il est certain que dans cette disposition, toutes les mélodies que l’artiste invente paraissent appartenir à la cantatrice seule qui lui jette la première étincelle. Nous l’écoutons et nous écrivons ce qu’elle chante. Mais nous sommes ainsi faits, que dans notre faiblesse, attachés à la glèbe, nous cherchons toujours à attirer les choses surhumaines dans l’espace circonscrit de notre nature terrestre. La chanteuse devient notre maîtresse, peut-être même notre femme. Le charme s’envole, et cette mélodie intérieure qui chantait autrefois