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d’admirables choses, se perd dans une plainte sur une soupière cassée ou sur une tache d’encre qui a souillé notre linge.

Il faut regarder comme heureux le compositeur qui a pour toujours quitté des yeux celle qui a su illuminer sa musique intérieure d’une mystérieuse énergie.

Si ce jeune homme est violemment tourmenté des désespoirs et des douleurs de l’amour parce que sa bien-aimée s’est éloignée, son souvenir devient un trésor céleste, il vit dans tout l’éclat de la jeunesse éternelle et de la beauté, et il produit des mélodies qui sont elle-même, toujours elle !

Et qu’est-elle donc autre chose que le plus haut idéal qui s’élançant de notre âme va se refléter dans une figure étrangère !


Le solitaire, les mains jointes, etait etendu sur une natte de jonc.


— Cela est singulier mais très-plausible ! dit Édouard tandis que les amis les bras entrelacés sortaient de la boutique de Tarone.


LA VISION.


Vous savez que peu de temps avant la dernière campagne, je me trouvais à la maison de campagne du colonel de P… Le colonel était un homme d’un caractère gai, et sa femme était le calme et la candeur mêmes.

Le fils se trouvait à cette époque à l’armée, de sorte que la société était composée, outre les deux époux, de deux filles et d’une vieille Française qui s’efforçait de faire l’office d’une sorte de gouvernante bien que les jeunes filles parussent d’un âge à n’en avoir plus besoin. L’aînée était une jeune fille éveillée, vive jusqu’à l’étourderie et très-spirituelle, mais ne pouvant franchir cinq pas sans faire trois entrechats et dans la conversation elle sautait de même sans cesse d’un sujet à un autre. Je l’ai vue dans moins de dix minutes tricoter, lire, dessiner, chanter, danser. Elle pleurait en un instant son pauvre cousin resté sur un champ de bataille, et les yeux pleins de larmes elle s’abandonnait à un bruyant éclat de rire lorsque la Française laissait tomber le contenu de sa tabatière sur le chien, qui se mettait à éternuer tandis que la vieille disait en se lamentant :

— Ah ! che fatalità ! ah ! carino ! poverino !

Car elle avait l’habitude de parler en italien au chien, qui était originaire de Padoue.

La demoiselle était la plus jolie blonde du monde et pleine de grâce et d’amabilité dans ses caprices, de sorte que sans y penser elle exerçait partout un charme irrésistible.

Sa sœur plus jeune, nommée Aldegonde, formait avec elle le plus étrange contraste. Je cherche en vain des mots convenables pour vous dépeindre l’impression profonde que fit sur moi cette jeune fille lorsque je la vis pour la première fois. Représentez-vous la plus belle tournure, la figure la plus ravissante ! Mais ses lèvres et ses joues étaient couvertes de la pâleur de la mort. Elle marchait doucement, à pas mesurés ; et lorsqu’une parole prononcée à demi-mot sortait de ses lèvres entr’ouvertes et faisait retentir la vaste salle, on se sentait comme saisi d’un frisson fantastique. Je surmontai bientôt cette disposition répulsive et je fus obligé de m’avouer à moi-même lorsque je forçais cette jeune fille toujours recueillie à causer avec moi, que son apparence étrange et tenant du fantôme était seulement extérieure. Dans le peu de paroles qu’elle prononçait se découvrait un sens tendre, une intelligence active, un sentiment affectueux. On ne trouvait en elle aucune trace d’exagération, bien que son douloureux sourire, son regard plein de larmes fissent présumer pour le moins un état maladif qui devait agir d’une manière funeste sur les sensations de la tendre enfant. Je remarquai avec surprise que toutes les personnes de la société, même la vieille Française, tâchaient d’interrompre toute conversation commencée avec elle, et venaient s’y mêler d’une manière peu naturelle. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’aussitôt que sonnaient huit heures la demoiselle était avertie soit par la Française, soit par sa mère ou sa sœur, de se retirer dans sa chambre, comme on envoie coucher les petits enfants. La Française l’accompagnait, et jamais ni l’une ni l’autre n’attendaient le souper, qui avait lieu à neuf heures. La colonelle remarqua mon étonnement, et avança un jour très-naturellement, pour éviter toute question, qu’Adélaïde était sujette à des accès de fièvre qui l’attaquaient surtout sur les neuf heures, et que le médecin avait ordonné de lui laisser prendre à cette heure un repos tout à fait nécessaire. Je compris qu’il y avait à cela une autre cause, mais sans pouvoir aucunement me l’expliquer. Aujourd’hui seulement j’ai appris l’événement qui avait jeté une heureuse famille dans le trouble le plus affreux.


Teresina



Aldegonde était l’enfant la plus gaie et la mieux portante que l’on pût trouver. Lorsqu’on célébra l’anniversaire de sa quatorzième année, une foule de ses jeunes compagnes furent invitées à la fête. Elles étaient assises en rond dans le charmant bosquet du jardin central et riaient et plaisantaient sans s’inquiéter de la nuit, qui arrivait toujours plus épaisse, parce que les tièdes vents de juillet soufflaient plus rafraîchissants et ajoutaient à leur plaisir. Dans le magique crépuscule, elles formèrent plusieurs danses fantastiques en cherchant à imiter les fées et d’autres esprits légers.

— Écoutez, dit Aldegonde lorsque la nuit fut venue tout à fait dans le bosquet, je vais vous apparaître en dame blanche, dont notre vieux jardinier, qui est mort maintenant, nous a si souvent parié ; mais il vous faut venir avec moi jusqu’au fond du jardin, à l’endroit où se trouve l’ancien mur.

Et alors, enveloppée dans son châle blanc, elle s’avance d’un pas léger à travers le bosquet, et les jeunes filles en riant se précipitent