Page:Hoffmann - Contes fantastiques,Tome 2, trad. Egmont, 1836.djvu/13

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et dépasser sa veine de gain. Mais cette supposition naturelle ne fut nullement réalisée : le bonheur imperturbable de Siegfried resta constamment le même ; et la passion du jeu, que les simples combinaisons du Pharaon aiguillonnent à l’excès, pénétra de plus en plus dans son âme, sans qu’il s’en aperçût.

Il ne s’irritait plus contre son bonheur, le jeu enchaînait toutes ses facultés et il y passait des nuits entières ; bref, il fut obligé de reconnaître la réalité de cette séduction que ses amis lui avaient dépeinte mainte fois, et à laquelle il avait toujours refusé de croire ; car enfin ce n’était pas le gain qui le captivait, c’était uniquement la fascination du jeu.

Une nuit, comme le banquier venait de finir une taille, Siegfried leva les yeux et aperçut un homme âgé placé vis-à-vis de lui, et qui le regardait fixement d’un air triste et sérieux ; et chaque fois que le baron détournait la vue de dessus les cartes, son regard rencontrait l’œil sombre de l’étranger, ce qui finit par lui causer une sensation pénible et importune. L’étranger ne quitta le salon que lorsque le jeu fut terminé. Le lendemain, il était encore assis en face du baron, et ne cessait pas de le regarder d’un œil sombre et presque sinistre ; mais lorsque la nuit suivante Siegfried le vit encore au même poste, et tenant attaché sur lui son regard scrutateur qui brillait d’un feu diabolique, il ne put se contenir plus longtemps : « Monsieur, dit-il tout haut, je me vois obligé de vous prier de choisir une autre place, vous gênez mon jeu. »