Page:Hoffmann - Contes fantastiques I.djvu/181

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vez le doge ! » — On sait que les petits canots de pêcheurs sont plus sûrs et plus faciles à gouverner dans le golfe, en temps d’orage, que les barques plus grandes ; aussi en arrivait-il de toutes parts pour sauver les jours précieux du digne Marino Falieri.

— Mais la providence n’accorde jamais qu’à un seul entre mille la réussite d’une tentative audacieuse en frappant de stérilité tous les autres efforts. Cette fois c’était au pauvre Antonio qu’il était réservé de tirer du péril le nouveau doge, et lui seul parvint à aborder avec son petit canot le Bucentaure. Le vieux Marino Falieri, habitué à ces risques de mer, sauta résolument, et sans la moindre hésitation, du magnifique mais perfide Bucentaure dans l’humble canot du pauvre Antonio qui, glissant sur l’onde écumeuse comme un agile dauphin, le transporta en peu de minutes à la place Saint-Marc. Le vieillard, les vêtements trempés et la barbe encore dégouttante d’eau de mer, fut conduit dans l’église où les patriciens interdits achevèrent les cérémonies de sa réception. Le peuple, non moins affecté que la noblesse des accidents qui avaient signalé cette arrivée (et il n’oubliait pas d’y faire figurer cette circonstance que, dans le désordre et la précipitation du moment, on avait fait passer le doge, par mégarde, entre les deux colonnes de la place, lieu consacré aux exécutions criminelles) ; le peuple fit trêve à sa joie, et ce jour inauguré par l’allégresse se termina dans la consternation.

Personne ne paraissait penser au libérateur du doge, et Antonio n’y songeait pas lui-même ; épuisé