Page:Hoffmann - Contes fantastiques I.djvu/195

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plus tard, des moines compatissants, qui sortaient de Saint-Marc, ayant trouvé en moi signe de vie, m’avaient fait porter dans une gondole, et ensuite à la Giudecca au couvent de San-Giorgio-Maggiore, où les bénédictins avaient fondé un hôpital. — Comment te décrire, ô vieille, ce moment de triste réveil ? la violence du mal m’avait entièrement ravi la mémoire du passé. — Semblable à une statue froide et insensible douée subitement d’animation et du feu vital, pour moi il n’y avait qu’une existence présente qui ne se rattachait à rien. — Tu peux t’imaginer, la vieille, quelle désolation, quel désespoir devait me causer une vie pareille, où réduit à la conscience de son être, on nage en se débattant dans le vide sans but et sans appui. — Les moines ne purent rien m’apprendre, sinon qu’on m’avait trouvé près du père Blaunas, de qui je passais pour être le fils.

» Peu-à-peu je recueillis mes idées, je retrouvai des traces de ma vie antérieure. Mais ce que je t’ai raconté, la vieille, est tout ce que j’en sais à présent, et ce ne sont, hélas, que des traits disjoints et sans aucune liaison. Ah ! cet inconsolable isolement dans le monde ne me laisse goûter aucune satisfaction, quelque prospérité qui me favorise.

— Tonino ! mon bien-aimé Tonino, dit la vieille visiblement attendrie, contente-toi de ton bonheur présent. — Tais-toi, vieille, reprit Antonio, tais-toi, il y a encore autre chose qui me rend la vie pénible, qui me poursuit sans relâche et qui, tôt ou tard, me perdra sans remède. Un désir inexprimable, un désir dévorant qui m’entraîne vers quelque chose