ta place, je conduirai le doge. » Pietro répondit que cela était impossible, parce que le doge le connaissait et ne voulait se confier qu’à lui seul. Cependant Antonio, insistant avec l’emportement furieux qu’excitait en lui le tourment d’amour qui le possédait, et jurant comme un insensé qu’il sauterait sur la gondole et le précipiterait dans la mer, Pietro s’écria en riant : « Ah ! signor Antonio, signor Antonio ! c’est ainsi que vous vous êtes laissé éblouir par les beaux yeux de la dogaresse ! » Et il consentit enfin à ce qu’Antonio l’accompagnât comme son aide-rameur, ajoutant qu’il prétexterait la pesanteur de l’embarcation ou bien un mal-aise passager pour s’excuser près du vieux Falieri, qui, d’ailleurs, ne trouvait jamais la course de la gondole assez rapide. Antonio courut faire ses préparatifs, et il était à peine de retour auprès du pont, avec un méchant costume de batelier, le visage barbouillé et une paire de longues moustaches appliquée sur les lèvres, que le doge descendit avec la dogaresse, tous deux richement et magnifiquement vêtus. « Quel est cet homme étranger ? » dit le doge à Pietro d’un air irrité ; et ce ne fut que sur les protestations les plus sacrées, que celui-ci, prétendant qu’il ne pouvait se passer d’un aide pour cette fois, obtint du vieillard la permission de se faire assister d’Antonio pour conduire la gondole.
Il arrive ordinairement que l’esprit, lorsqu’il est au comble du bonheur et du ravissement, parvient à se contraindre, fortifié par sa propre exaltation, et sait réprimer, s’il le faut, l’excès d’une ardeur qui