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contes mystérieux.

Le rapport de l’aubergiste était de la dernière exactitude. Il avait entendu maître Floh qui, de sa voix argentine, engageait Peregrinus Tyss d’aller chez Leuwenhoek à cause de son microscope. Le bienveillant lecteur sait déjà dans quel but Peregrinus s’y était rendu en effet.

Leuwenhoek fit à Peregrinus une réception mielleusement hypocrite, avec ces compliments humbles entre lesquels perce l’aveu péniblement arraché d’une supériorité patente ; mais aussitôt que Peregrinus eut son verre microscopique dans l’œil, toutes les amabilités et les manières humbles d’Antoine Leuwenhoek devinrent parfaitement inutiles, car Peregrinus lut aussitôt dans son âme tout son mécontentement et sa haine.

Les pensées disaient, au milieu même de ses protestations :

— Je voudrais que le diable en plumes noires t’entraînât à dix mille pieds au fond de ses abîmes. Il me faut te recevoir humblement et avec des semblants d’amitié, puisque les constellations m’ont placé sous ton influence, et que mon existence dépend en quelque sorte de toi ; mais je pourrai peut-être te dominer par la ruse, car, malgré ta magnifique étoile, tu n’es qu’un pauvre imbécile.

Tu crois que la belle Dortje Elverding t’aime, et tu veux peut-être l’épouser. Mais vient seulement me demander mon appui, et, malgré le pouvoir qui habite en toi à ton insu, tu tomberas dans mes mains, et j’emploierai tout pour te perdre et reconquérir Dortje et maître Floh.

Peregrinus composa naturellement sa réponse d’après les pensées, et se garda bien de dire un seul mot de la belle Dortje Elverding ; il prétendit même que sa visite n’avait d’autre but que de visiter le magnifique cabinet d’histoire naturelle de Leuwenhoek.

Pendant que Leuwenhoek ouvrait ses grandes armoires, maître Floh dit bas à l’oreille de Peregrinus que son horoscope était placé sur une table près de la fenêtre. Peregrinus s’en approcha doucement et y jeta un regard attentif.

Alors il vit diverses lignes qui se croisaient mystérieusement, et d’autres signes étonnants ; mais comme il manquait complétement de connaissances astrologiques, il avait beau regarder avec l’attention la plus profonde, tout restait pour lui obscur et embrouillé. Il lui paraissait toutefois étrange qu’il dût très-distinctement reconnaître comme étant lui-même le point rouge brillant placé au milieu de la table sur laquelle l’horoscope était tracé. Plus il considérait ce point et plus il lui voyait prendre la forme d’un cœur, et plus il devenait d’un rouge vif ; cependant il n’étincelait que comme à travers le réseau dans lequel il était engagé.

Peregrinus remarqua toutes les peines que prenait Leuwenhoek pour l’éloigner de l’horoscope, et il résolut, puisqu’il ne pouvait pas être induit en erreur, de l’interroger directement et sans plus de détours au sujet de cette table mystérieuse.

Leuwenhoek, en souriant d’un air contraint, lui donna l’assurance que rien ne pouvait lui être plus agréable que d’expliquer à un ami aussi estimable les signes de la table, qu’il avait tracés lui-même d’après ses faibles connaissances en pareille matière.

Les pensées disaient :

— Ho ! ho ! tu veux être au courant de tout ceci, mon habile maître. Maître Floh ne t’a pas mal conseillé. Et c’est moi qui dois, en te mettant au fait de ces signes mystérieux, par considération pour le pouvoir magique de ta personne très-honorée, te donner un coup d’épaule.

Je pourrais te mentir, mais à quoi bon, puisque tu ne comprendrais pas un seul mot lors même que je te dirais la vérité, et que tu resterais aussi niais que par le passé ? Je veux te dire de ces signes juste autant qu’il me plaira, mais à mon aise et seulement pour ne pas me fatiguer le cerceau à inventer des fables.

Peregrinus sut qu’il ne lui dirait pas tout, mais qu’il ne lui ferait aucun mensonge.

Leuwenhoek plaça la table sur une espèce de chevalet dressé dans un coin de la chambre. Tous deux s’assirent devant et la considérèrent en silence.

— Vous ne vous doutez pas, Peregrinus Tyss, dit enfin Leuwenhoek avec une certaine solennité, que ces traits, ces signes dessinés sur cette table sont votre propre horoscope, qu’au moyen de ma science astrologique j’ai tracé ici sous l’influence des étoiles favorables. Vous me demanderez, Peregrinus : Mais pourquoi suis-je ici ? Pourquoi pénétrez-vous dans les mystères de ma vie ? Pourquoi vouloir connaître ma destinée ? Et en me demandant cela vous auriez tout à fait raison, si je n’étais en mesure de vous prouver aussitôt les motifs qui m’ont poussé à le faire.

Entre autres connaissances profondes le rabbin Harravad possédait le singulier don de voir au visage des hommes si leurs âmes n’avaient pas habité d’autres corps, ou si elles étaient tout à fait nouvelles.

J’étais encore très jeune lorsque le vieux rabbin mourut d’une indigestion causée par un délicieux plat préparé à l’ail. Les juifs mirent tant de hâte à enlever le corps, que le défunt n’eut pas le temps de rassembler et d’emporter avec lui les connaissances et les qualités naturelles que la maladie avait dispersées. Les héritiers se les partagèrent en riant ; pour moi je pêchai son don de seconde vue juste au moment où il voltigeait encore autour de la pointe du glaive que l’ange de la mort posait sur la poitrine du vieux rabbin, et, comme lui, je vois sur la figure des hommes si leur âme a déjà habité un corps. Votre figure, Peregrinus, éveilla en moi, lorsque je la vis pour la première fois, des doutes et des réflexions singulières. J’eus la certitude que votre âme avait déjà existé, et cependant il me fut impossible de deviner son ancienne forme en examinant votre vie actuelle. Je dus appeler les astres à mon aise et dresser votre horoscope pour découvrir le mystère.

— Et avez-vous appris quelque chose ? demanda Peregrinus.

— Sans doute, répondit Leuwenhoek. J’ai reconnu, ajouta-t-il d’une voix solennelle, que le principe physique qui anime maintenant le corps de mon honorable ami Peregrinus Tyss existait déjà depuis longtemps, mais seulement comme une pensée indépendante d’une création animée.

Voyez, monsieur Peregrinus, examinez attentivement le point rouge placé au milieu de la table… C’est vous, mais non pas seul, car le point est aussi l’apparence que votre principe physique pourrait un jour adopter involontairement. Autrefois vous gisiez dans le sein profond de la terre comme une escarboucle étincelante ; mais, étendue sur la surface verte du terrain qui vous couvrait, dormait la belle Gamaheh, et votre apparence se forma aussi dans cette ignorance de son être. De singulières lignes, des constellations étrangères coupent votre vie à partir seulement du point où la pensée prit une forme et devint Peregrinus Tyss. Vous être en possession d’un talisman que vous ne connaissez pas, ce talisman c’est l’escarboucle rouge. Il est possible que le roi Sekalis l’ait portée parmi les pierres précieuses de son diadème, ou que peut-être il fut lui-même cette escarboucle. En un mot, vous la possédez maintenant, et il doit arriver un événement qui éveillera sa force endormie, et avec cette force réveillée vous déciderez le sort d’une malheureuse qui jusqu’à présent a mené entre la crainte et un espoir chancelant une vie apparente. Ah ! la belle Gamaheh n’a gagné qu’une vie apparente par le plus grand pouvoir de l’art magique, puisque le talisman qui devait agir nous a été ravi ; vous seul l’avez tuée, vous seul pourriez lui rendre la vie si l’escarboucle brûle dans votre cœur.

— Et, dit Peregrinus en interrompant encore une fois Leuwenhoek, pourriez-vous me préciser l’événement qui doit éveiller la puissance du talisman ?

Celui-ci regarda Peregrinus avec de grands yeux ouverts ; il était facile de lire sur son visage qu’il se trouvait embarrassé et cherchait ce qu’il devait répondre.

Les pensées disaient :

— Comment me suis-je laissé aller à en dire beaucoup plus que je ne le voulais ? J’aurais dû au moins ne pas parler du talisman que le bienheureux nigaud a dans le corps et qui lui donne un tel pouvoir sur nous que nous sommes forcés d’obéir à son coup de sifflet. Et maintenant il faut que le lui précise l’événement d’où dépend l’éveil de son talisman. Dois-je lui avouer que je l’ignore moi-même, et que mon art est impuissant à délier ce nœud où toutes les lignes viennent se réunir ? Quand je regarde les principaux signes célestes de cet horoscope, je me sens tout abattu, et ma tête vénérable me fait l’effet d’une poupée peinte de toutes sortes de couleurs et faite de mauvais carton. Je me garderai bien toutefois de lui faire un aveu qui me déprécierait et lui fournirait des armes contre moi. Je veux raconter à cet imbécile, qui se croit très-fort, quelque chose qui le fasse frissonner et lui ôte toute envie de m’interroger davantage.

— Mon cher monsieur Tyss, dit-il tout haut avec un air de grand mystère, ne me pressez pas de vous parler de cet événement. Vous savez que l’horoscope nous annonce clairement et toujours la venue de certains événements, mais que (la sagesse de la puissance éternelle le veut ainsi) les issues dangereuses demeurent toujours obscures et offrent des sens douteux. Je vous ai trop en amitié, mon bon monsieur Tyss, pour vous jeter avant le temps dans l’inquiétude et la crainte. Je vous dirai seulement que l’événement qui vous donnerait la conscience de votre pouvoir troublerait au même instant, par d’affreuses, d’infernales souffrances, le système de votre actuelle personnalité. Non ! il est mieux de laisser là cet horoscope. Mais ne vous tourmentez pas, monsieur Tyss, bien que toutes les apparences soient mauvaises et que ma science entière ne puisse vous voir sortir heureusement de cette aventure, peut être une constellation inattendue et pour le moment invisible vous arrachera-t-elle au danger.

Peregrinus ne put s’empêcher d’admirer la duplicité hypocrite de Leuwenhoek, et en même temps le tableau que celui-ci lui présentait sans en avoir la moindre idée lui parut si ridicule qu’il ne put retenir un bruyant éclat de rire.

— Qui peut donc vous égayer ici, mon honorable monsieur Tyss ? demanda Leuwenhoek un peu déconcerté.

— Vous avez raison, lui répondit Peregrinus, de m’éviter, par compassion, les détails des terribles événements qui me menacent. Car, outre que vous m’avez trop en amitié pour me jeter dans de cruelles transes, vous avez encore pour cela un autre et très-excellent motif, qui est tout simplement que vous n’en savez pas le moindre mot. Vous avez en vain essayé de toute votre puissance pour éclaircir le mystère : votre astrologie ne va pas jusque-là, et si maître Floh