Aller au contenu

Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne vous était pas tombé évanoui sur le nez, vous seriez fort mal à l’aise avec toute votre science.

La fureur éclaira le visage de Leuwenhoek, il serra les poings, grinça des dents, trembla et chancela tellement qu’il fut tombé de sa chaise si Peregrinus ne l’avait saisi d’un bras aussi vigoureux que Georges Pépusch avait de son côté saisi l’aubergiste à la gorge.

L’aubergiste vint à bout de se débarrasser en sautant habilement de côté et aussitôt Pépusch s’élança au dehors et entra dans la chambre de Leuwenhoek juste au moment où Peregrinus le tenait cloué sur sa chaise et murmurait entre ses dents :

— Fou de Leuwenhoek, si tu m’avais fait cela !

Dès que Peregrinus aperçut Pépusch, il laissa le dompteur, et alla à la rencontre de son ami en lui demandant si l’affreuse disposition d’esprit qui l’avait maîtrisé si violemment était enfin passée.

Pépusch parut attendri jusqu’aux larmes.

— Depuis que je suis au monde, dit-il, je n’ai jamais fait autant de folies que dans cette journée, et je peux compter dans le nombre qu’après m’être tiré, au beau milieu de la forêt, un coup de pistolet dans la tête, je suis entré dans une auberge, je ne sais plus où, chez Pratzler, au Cygne, à la Cour verte, ou à toute autre enseigne, et là, après avoir étourdi de mes bavardages deux honnêtes bourgeois, j’ai voulu étrangler l’hôte, et cela parce que celui-ci, d’après mes discours sans suite, avait donné à entendre que je ferais mieux de rentrer chez moi. Je crains de n’être pas au bout de mes peines car ces gens ont pris mes discours et mes actions pour l’effet d’une violente attaque de folie, et j’ai tout à craindre d’être mis dans une maison de fous. Toutefois l’aubergiste m’a raconté certaines paroles que tu avais prononcées ; mais, ajouta-t-il en rougissant et les yeux baissés, une pareille offre, un tel abandon en faveur d’un malheureux n’est guère à supposer dans un temps où l’héroïsme a totalement disparu de la terre.

Peregrinus se sentit renaître en l’entendant parler ainsi.

— Je serais au désespoir, lui dit-il avec feu, de causer la moindre peine à un ami que le ciel m’a conservé. Je renonce solennellement à toutes mes prétentions sur le cœur et la main de la belle Dortje Elverding, et j’abandonne volontiers ce paradis qui m’avait souri de ses tueurs séduisantes.

— Et je voulais te tuer, et j’ai voulu me tuer moi-même parce que j’ai manqué de confiance en toi ! s’écria Pépusch en se jetant dans les bras de Peregrinus.

— Je t’en prie, Georges, remets-toi, reprit Peregrinus. Tu parles d’un coup de pistolet que tu te serais tiré, et tu me parais en parfaite santé ; comment cela peut-il aller ensemble ?

— Tu as raison, répondit Pépusch ; à en juger par tes apparences, me serait impossible de parler raisonnablement avec toi, comme cela est en effet, si je m’étais réellement logé une balle dans la tête. Les bourgeois ont aussi prétendu que mes pistolets n’étaient nullement meurtriers, puisqu’ils étaient en bois comme des joujoux d’enfants, et il est possible que notre duel et mon suicide n’aient été qu’une ironie. N’aurions-nous pas changé de rôle, et ne commencerais-je pas à me mystifier moi-même, et à faire des enfantillages au moment même ou tu quittes le puéril pays des fables pour entrer dans la vie réelle ? Mais qu’il en soit ce qu’il voudra, que j’aie seulement la preuve de ta grandeur d’âme et de mon bonheur, et alors se dissiperont tous les nuages qui troublent mon regard et qui me trompent de leurs morganiques images. Viens, mon Peregrinus, conduis-moi chez la charmante Dortje Elverding. Que je reçoive de ta main ma douce fiancée.

Pépusch prit le bras de son ami et se prépara à sortir ; mais le chemin qu’ils avaient à faire devait leur être épargné. La porte s’ouvrit et Dortje Elverding, belle et gracieuse comme une fille des anges, entra suivie du vieux Swammer. Leuwenhoek, qui était resté silencieux, jetant tour à tour sur Peregrinus et sur Pépusch des regards enflammés de colère, parut, lorsqu’il aperçut le vieux Swammer, frappé d’un coup électrique. Il étendit vers lui son poing fermé, et lui cria d’une voix que la colère rendait glapissante :

— Ah ! tu viens ici te moquer de moi, vieux monstre hypocrite ; mais cela ne sera pas défends-toi, ta dernière heure a sonné !

Swammerdam sauta quelques pas en arrière et tira sa lorgnette pour se défendre, car Leuwenhoek l’attaquait déjà, la sienne à la main. Le duel qui avait eu lieu dans la maison de Peregrinus Tyss paraissait devoir se renouveler.

Georges Pépusch se jeta entre les combattants, et tandis qu’il parait habilement avec la main gauche un regard meurtrier de Leuwenhoek qui eut étendu son adversaire sur le carreau, il abaissait avec la droite l’arme que Swammerdam tenait déjà devant son œil, de manière que Leuwenhoek ne fut pas blessé. Puis il déclara aux deux adversaires qu’il ne leur permettrait de se battre que lorsqu’il serait complétement instruit du sujet de leurs querelles. Peregrinus approuva si bien la conduite de son ami, qu’il se mit aussi entre les combattants et leur fit la même question.

Les deux combattants furent forcés de céder à leurs instances. Swammerdam assura qu’il n’était pas venu dans une idée de haine personnelle, mais pour entrer avec Leuwenhoek en bon arrangement au sujet de la belle Dortje Everding, et pour terminer une guerre qui avait trop longtemps séparé deux principes créés l’un pour l’autre, et dont les recherches associées pourraient atteindre le but le plus éloigné de la science. Et en parlant ainsi il regarda Peregrinus en souriant, et ajouta qu’il espérait que celui-ci, puisque Dortje s’était réfugiée dans ses bras, lui servirait ici d’intermédiaire.

Leuwenhoek assura de son côté que la possession de Dortje était en effet la pomme de discorde, mais qu’il avait découvert une nouvelle méchanceté de son indigne collègue : que non seulement il avait la possession d’un certain microscope qu’il tenait d’un arrangement fait dans une circonstance particulière, pour renouveler ses prétentions injustes sur Dortje Elverding, mais qu’il avait remis le microscope à un autre, et cela exprès pour le tourmenter, lui Leuwenhoek.

Swammerdam jura de toutes ses forces qu’il n’avait jamais reçu de microscope, et qu’il avait de grandes raisons de croire qu’il avait été trompé par Leuwenhoek d’une manière infâme.

— Les niais parlent du microscope que vous avez dans l’œil, murmura maître Floh à l’oreille de Peregrinus. Vous savez que j’étais présent au traité de paix signé entre les deux adversaires au sujet de la possession de la princesse Gamaheh. Lorsque Swammerdam voulut se jeter dans l’œil le verre microscopique qui lui venait en effet de Leuwenhoek, je le saisis au passage, parce qu’il m’appartenait et non pas à Leuwenhoek ; dites sans hésiter, monsieur Peregrinus, que vous possédez ce bijou.

Peregrinus leur dit aussitôt qu’il était en possession du verre que Leuwenhoek avait cru donner à Swammerdam ; que par conséquent leur accord était nul, et que nul d’entre eux n’avait pour le moment le droit absolu de regarder Dortje Elverding comme sa pupille.

Après bien des pourparlers, les deux adversaires tombèrent d’accord en cela que Peregrinus recevrait pour femme Dortje Elverding, qui l’aimait d’un amour passionné, et que six mois après il désignerait lui-même celui des deux microscopistes qu’il jugerait plus apte à lui servir de tuteur.

Malgré tout le charme et toute la grâce qui entourait Dortje Elverding dans son ravissant costume, qu’on aurait pu croire taillé par les Amours, malgré les doux et languissants regards d’amour qu’elle pouvait lancer sur lui, Peregrinus se souvint de son protégé et de son ami. Il resta fidèle à la parole donnée, et déclara de nouveau qu’il renonçait à la main de Dortje.

Les microscopistes ne purent cacher leur surprise de voir Peregrinus déclarer Georges Pépusch comme celui qui avait les plus justes droits à la main de Dortje, et prétendirent qu’il n’avait pas, pour le moment du moins, le pouvoir de leur dicter une volonté.


Il la nomma sa joie, son ciel, son seul bonheur.

Dortje Elverding chancela, tandis qu’un torrent de larmes s’échappait de ses yeux, et elle se laissa aller dans les bras de Peregrinus, qui la retint au moment où elle allait tomber évanouie sur le plancher.

— Ingrat ! murmura-t-elle en soupirant, tu me brises le cœur en