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CONTES MYSTÉRIEUX.

les deux microscopistes, avec l’aide du jeune Georges Pépusch, remportèrent une victoire complète sur leurs deux ennemis. Autrement Swammer, le vieux Swammer n’aurait pas été aussi rayonnant de joie en rentrant chez lui.

Swammer, ou plutôt Jean Swammerdam, avait la même figure épanouie lorsqu’il entra le lendemain matin chez M. Peregrinus, qui était encore au lit, en grande conversation avec son protégé maître Floh.

Peregrinus ne négligea pas de se faire jeter le verre microscopique dans la prunelle de l’œil aussitôt qu’il aperçut Svammerdam. Après de longues et ennuyeuses excuses sur l’indiscrétion d’une visite si matinale, Swammerdam prit enfin place auprès du lit de Peregrinus. Il ne voulut pas absolument souffrir que Peregrinus se levât et endossât sa robe de chambre.

Le vieillard, avec les phrases les plus singulières, remercia Peregrinus de toutes les complaisances qu’il avait eues pour lui, et qui consistaient à l’avoir non-seulement pris pour locataire, mais de lui avoir permis d’amener dans la maison une jeune demoiselle quelquefois un peu vive et bruyante. Il trouva aussi à remercier Peregrinus d’avoir opéré sa réconciliation avec son ancien ami et collègue scientifique Leuwenhoek.

En effet, comme Swammerdam le raconta, leurs cœurs s’étaient réunis lorsqu’ils avaient été attaqués par le bel esprit et le barbier, et qu’ils avaient délivré Dortje Elverding de ces monstres infâmes. Une réconciliation complète avait eu lieu aussitôt après entre les deux anciens ennemis.

Leuwenhoek et Swammerdam se plaisaient à reconnaître la bonne influence que Peregrinus avait exercée sur chacun d’eux, et le premier usage qu’ils se proposaient de faire de leur nouveau lien d’amitié avait été de consulter ensemble l’étrange et merveilleux horoscope de Peregrinus Tyss et de chercher autant que possible à en deviner le sens.

— Mon ami Antoine de Leuwenhoek, ajouta Swammerdam, n’avait pu y réussir isolément ; nous employâmes le concours de nos lumières réunies, et le résultat de ce second essai fut couronné du plus éclatant succès, malgré tous les obstacles qui se présentèrent.

Le vieux fou à courte vue, murmura maître Floh, qui se trouvait sur l’oreiller, près de la tête de Peregrinus, croit encore qu’il a rendu la vie à la princesse Gamaheh. C’est en effet une belle existence que celle à laquelle la pauvre fille est condamnée par la maladresse de ces impuissant microscopistes !

— Mon bon, mon excellent Monsieur Peregrinus, continua Swammerdam, qui, par un éternuement subit, n’avait pas entendu maître Floh, vous êtes un élu de l’esprit du monde, un enfant gâté de la nature, car vous possédez le talisman le plus extraordinaire, ou, pour parler plus jute et plus savamment, le plus admirable tsilmenaja ou tsilsemoth qui soit jamais sorti de la terre baignée de la rosée du ciel. Je suis fier d’avoir découvert ce que Leuwenhoek n’avait pu trouver, que cet heureux tsilmenaja vient du roi Nacras, qui régnait en Égypte longtemps avant le déluge. Cependant la force de ce talisman restera endormie jusqu’à ce qu’il rencontre une constellation qui trouve justement son centre dans votre honorable personne. Il doit même arriver infailliblement qu’à l’instant même où s’éveillera la force de ce talisman vous donnerez indice de son réveil. Leuwenhoek a pu vous dire tout ce qu’il a voulu sur cette partie la plus difficile de votre horoscope ; mais il ne vous a pas dit la vérité, car il n’y avait absolument rien compris jusqu’au moment où je lui ai ouvert les yeux. Peut-être, mon bon monsieur Tyss, mon cher ami de cœur a-t-il voulu vous inquiéter par l’annonce d’une terrible catastrophe, car je sais qu’il aime assez à effrayer inutilement les gens. Mais fiez-vous à moi, votre fidèle locataire, je vous jure, la main sur le cœur, que vous n’avez absolument rien à redouter. Cependant je désirerais savoir si vous ne pressentez rien au sujet du talisman et ce que vous pensez vous-même de tout ceci.

Swammerdam, en prononçant ces dernières paroles, regarda fixement Peregrinus avec un perfide sourire, comme s’il eût voulu pénétrer dans le fond de sa pensée, et en cela Peregrinus, au moyen de son verre, l’emportait tout à fait sur lui.

Peregrinus apprit donc, au moyen de son verre, que le combat contre le bel esprit et le barbier avait été un bien moindre motif de réconciliation que cet horoscope mystérieux. Ce qu’ils voulaient surtout, c’était la possession du puissant talisman. Swammerdam avait été, en ce qui concernait le nœud si mystiquement tressé dans l’horoscope de Peregrinus, aussi peu clairvoyant que Leuwenhoek ; mais il pensait qu’il devait trouver évidemment dans l’intérieur de Peregrinus la trace qui les conduirait à la découverte de ce secret. Cette trace, il espérait se la faire indiquer habilement par des paroles involontaires, et s’emparer, avec le secours de Leuwenhoek, de ce joyau précieux avant que le possesseur eût appris en connaître la valeur.

Swammerdam était convaincu que le talisman de Peregrinus ne le cédait en rien pour la valeur à l’anneau du sage Salomon, qui donnait autrefois, comme sans doute celui qu’il convoitait aujourd’hui, une puissance sans bornes sur le royaume des esprits.

Peregrinus lui rendit la pareille, et mystifia celui qui se donnait tant de peine pour jouer le rôle de mystificateur. Il sut lui faire une réponse ornée de phrases si fleuries et si pompeuses, que Swammerdam se mit à craindre que le charme n’eût déjà commencé, et que bientôt Peregrinus n’allât avoir l’explication intime du secret que ni Leuwenhoek ni lui n’avaient pu deviner jusqu’alors.

Swammerdam baissa les yeux, toussa et prononça des paroles inintelligibles ; il se trouvait dans une position embarrassante, et ses pensées murmuraient sans cesse :

— Diable, qu’est-ce ceci ? Est-ce bien Peregrinus qui me parle ? Suis-je le savant Swammerdam ou un imbécile ?

Toutefois il reprit courage, et dit :

— Parlons d’autre chose, mon très-honoré monsieur Peregrinus, parlons d’autre chose, et, si je ne me trompe, de quelque chose de beau, de réjouissant…

Ce que Swammerdam avait à dire de beau et d’agréable, c’était que son collègue et lui avaient découvert la violente passion de la belle Dortje Elverding pour lui. Bien qu’ils eussent été en premier d’une tout autre manière de voir, espérant l’un et l’autre que la belle jeune fille viendrait demeurer près d’eux sans penser à l’amour ou au mariage, depuis ils avaient changé d’avis ils avaient cru lire surtout dans l’horoscope de Peregrinus qu’il fallait qu’il prît absolument Dortje pour épouse. Ils ne doutaient nullement que Peregrinus ne fût de même enflammé d’amour pour elle, et regardaient déjà la chose comme terminée. Swammerdam pensait en outre que Peregrinus Tyss était le seul capable de l’emporter sur tous ses rivaux, et que même les adversaires les plus menaçants, comme le bel esprit et le barbier, ne pourraient rien entreprendre contre lui.

Peregrinus lut dans les pensées de Swammerdam que les microscopistes avaient en effet lu dans son horoscope l’absolue nécessité de son union avec Dortje Elverding, mais qu’ils espéraient mettre cette nécessité à profit, et compenser la perte apparente de Dortje par l’avantage plus grand encore de s’emparer de Peregrinus Tyss et de son talisman.

On peut s’imaginer la confiance que la sagesse et la science de ces deux hommes, incapables de lire son horoscope, pouvaient inspirer à Peregrinus. Il déclara donc qu’il avait renoncé à la main de Dortje pour ne pas désoler Pépusch, son meilleur et son plus intime ami, qui était d’ailleurs plus âgé que lui et promettait de la rendre heureuse, et que pour rien au monde il ne reviendrait sur sa parole.

Le sieur Swammerdam releva ses yeux de chat, qu’il avait longtemps tenus tournés vers la terre ; il regarda Peregrinus bien en face et sourit d’un air faux.

— Si votre amitié pour Pépusch, dit-il, est le seul scrupule qui vous empêche de vous livrer sans contrainte à vos sentiments, ce scrupule est levé à l’instant même ; car Pépusch a vu, malgré toute sa passion furieuse, que les constellations étaient contraires à son mariage avec Dortje Elverding, et qu’il ne pouvait en résulter que des malheurs. Il a donc renoncé à la main de la jeune fille, et déclaré qu’elle ne pouvait appartenir qu’à son bon ami Peregrinus ; il s’offre même de la protéger contre les tentatives du lourd et maladroit bel esprit et contre le sanguinaire gratteur de barbe.

Peregrinus fut saisi d’un frisson glacé lorsqu’il reconnut que ce qu’il disait était la vérité. Dominé par la force des sentiments les plus étranges et les plus contraires, il se renversa sur son oreiller et ferma les yeux.

Swammerdam invita instamment Peregrinus à venir entendre de la bouche de Georges et de Dortje la confirmation de ce qu’il venait d’avancer, et puis il s’éloigna avec les mêmes compliments et les mêmes révérences qu’à son entrée.

Maître Floh, qui était resté tout le temps tranquille sur l’oreiller sauta tout à coup jusque sur la pointe du bonnet de nuit de Peregrinus. Alors il se dressa sur ses longues pattes de derrière, se tordit les mains, les éleva vers le ciel, et s’écria d’une voix à demi étouffée par les sanglots :

— Malheur à moi je me croyais déjà en sûreté, et maintenant arrive l’épreuve la plus dangereuse. À quoi servent tout le courage toute la fermeté de mon noble protecteur si tout se réunit contre moi ? Je me rends, tout est perdu.

— Qu’avez-vous à vous lamenter ainsi sur mon bonnet de nuit dit Peregrinus d’une voix faible. Croyez-vous donc que vous êtes seul à plaindre, et que je ne me trouve pas moi même dans la position la plus affreuse, troublé comme je le suis, et ne sachant ce que je dois faire, ce que je dois penser ? Mais ne croyez pas, maître Floh que je serai assez insensé pour m’approcher de l’écueil où doivent briser toutes mes résolutions et mes beaux projets. Je n’aurai garde de me rendre à l’invitation de Swammerdam, et de revoir la séduisante Elverding.

— Et en effet, répondit maître Floh, tout en reprenant son ancienne place sur l’oreiller de son maître, je ne sais pas, malgré tout ce que je trouve de redoutable, si je ne dois pas vous conseiller de descendre de suite chez Swammerdam. Il me semble que les lignes de votre horoscope courent ensemble avec une rapidité toujours plus grande, et que vous êtes vous-même au moment d’entrer dans le point rouge. Quel que soit l’arrêt du sombre destin, je comprends que même un maître Floh ne doit pas s’opposer à son accomplissement.