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CONTES MYSTÉRIEUX.

— Rosine ! s’écria Peregrinus hors de lui.

Et il eût voulu tomber aux genoux de la jeune fille. Il avait peine à s’en empêcher.

Rosine lui raconta, tout en travaillant, que ses parents, à cause de la guerre, étaient tombés autrefois dans la misère la plus profonde, et qu’alors elle avait été demeurer chez une cousine, dans une petite ville du voisinage. La cousine était morte il y avait seulement quelques semaines, et elle était revenue chez ses parents.

Peregrinus écoutait la voix de Rosine sans chercher à comprendre ses paroles ; il se croyait dans un songe délicieux, lorsque Lammer Hirt entra dans la chambre et le salua de la manière la plus cordiale. Peu après la femme vint aussi avec les enfants ; et comme dans le cœur des hommes les pensées, les impressions, se succèdent tumultueusement et sans motif, il arriva que Peregrinus, au milieu de l’extase qui lui ouvrait un ciel inattendu, se rappela tout à coup comme le grondeur Pépusch l’avait blâmé des cadeaux donnés à ces enfants. Et il fut heureux d’apprendre que ses friandises n’en avaient rendu aucun malade ; et la manière joyeuse et presque solennelle, l’espèce d’orgueil avec lequel ils lui montrèrent l’armoire vitrée qui renfermait tous les joujoux, lui prouvèrent qu’on avait regardé ses cadeaux comme une chose extraordinaire et qui ne devait plus se représenter. Ainsi le chardon grondeur avait eu tort.

— Ô Pépusch, se dit Peregrinus en lui-même, ton cœur déchiré ne peut refléter la lumière pure d’un véritable amour.

Et puis d’autres pensées survinrent à Peregrinus, et allaient plus loin que des joujoux et des gâteaux. Lammer Hirt, homme doux et tranquille, regardait avec une joie visible sa fille Rosine, qui s’occupait du goûter des enfants. Ceux-ci se pressaient autour de leur sœur bien-aimée, et lorsque dans leur appétit enfantin ils criaient un peu plus qu’il n’était nécessaire, cela ne nuisait en rien à cette idylle domestique.

Peregrinus était ravi ; il suivait la jeune fille des yeux, sans que pour cela la Charlotte de Werther lui revînt en mémoire avec le goûter de ses frères.

Lammer Hirt s’approcha de Peregrinus, et se mit à lui parler tout bas de Rosine.

— C’est une bonne et pieuse fille, lui dit-il, à qui le ciel a donné aussi la beauté, et j’espère n’avoir avec elle que des sujets de bonheur ; et, ajouta-t-il tandis que son visage s’illuminait de joie, ce qui me réjouit le cœur, c’est qu’elle s’adonne ardemment au noble art du relieur, et que depuis quelques semaines elle a fait d’énormes progrès, au point qu’elle est déjà plus habile que bien des lourdauds d’ouvriers qui gâchent le maroquin, et posent depuis bien des années leurs lettres de travers, si bien qu’elles ont l’air de paysans ivres qui sortent du cabaret.

Et puis il murmura à l’oreille de Peregrinus :

— Eh bien ! tenez, je suis forcé de vous le dire, j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur. Croiriez-vous que ma Rosine a doré elle-même les tranches de l’Arioste ?

En entendant ceci, Peregrinus saisit précipitamment le livre maroquiné, comme s’il avait craint qu’un accident ne vînt lui enlever ce trésor avant qu’il l’eût entre les mains.

Lammer Hirt crut qu’il se préparait à sortir, et le pria de vouloir bien rester encore quelques instants.

Cela fit souvenir Peregrinus qu’il était temps de partir. Il paya vite le compte, et Lammer Hirt lui tendit la main, comme à l’ordinaire, pour lui dire adieu ; la mère et Rosine en firent autant. Les enfants se tenaient debout devant la porte. Peregrinus s’enfuit comme s’il eut été poursuivi ; et en s’en allant il prit la moitié de la tartine beurrée que mangeait le plus jeune des enfants.

Dans la rue, il s’en alla chez lui pas à pas, portant sous son bras les lourds volumes, et, l’œil radieux, il prenait de ses lèvres une petite bouchée de la tartine de beurre, comme s’il eût mangé une manne céleste.

— En voilà un qui a bu trop d’eau-de-vie, dit un bourgeois en passant ; et il était tout naturel qu’il eût cette idée de Peregrinus.

Lorsque celui-ci entra dans sa maison, la vieille Aline vint au-devant de lui, et, avec des gestes d’inquiétude et d’effroi, elle désigna la chambre de Swammerdam.

La porte était ouverte, et Peregrinus vit Dortje Elverding étendue roide sur un fauteuil et la figure contractée. Elle ressemblait à un cadavre sorti de la tombe. Devant elle, immobiles comme elle sur leurs fauteuils, et comme elle ayant un aspect cadavérique, étaient Pépusch, Swammerdam et Leuwenhoek.

— Ils mènent là, en bas, une vie de spectres, dit la vieille : ces quatre malheureuses créatures ont passé ainsi tout le jour ; ils ne mangent ni ne boivent, ils ne parlent pas et ne respirent pas non plus.

Peregrinus ressentit devant cet affreux spectacle une sorte d’effroi, mais, en montant les marches de l’escalier, ce tableau de fantômes disparut englouti dans la mer toujours mouvante des songes célestes dans laquelle il nageait depuis qu’il avait vu Rosine. Des souhaits, des désirs, de douces espérances venaient inonder son âme épanouie.

Il avait besoin en ce moment du bon maître Floh. Il voulait lui ouvrir son sœur, lui raconter toutes ces choses qu’on ne saurait répéter trop souvent. Mais il eut beau appeler ; maître Floh ne parut pas : il était parti.

Toutefois, dans les plis de la cravate où il se pavanait d’ordinaire dans leurs promenades, Peregrinus trouva, après de minutieuses recherches, une toute petite boîte sur laquelle se lisaient ces mots :

« Vous trouverez là dedans le verre microscopique des pensées. Si vous regardez attentivement de votre œil gauche dans la boîte le verre viendra immédiatement se mettre dans votre pupille. Si vous voulez l’en faire sortir, vous n’aurez qu’à presser la pupille en tenant l’œil au-dessus de la boîte, et le verre y tombera.

» Je travaille pour vos affaires, et je m’expose beaucoup en agissant ainsi ; mais je fais tout pour mon bien-aimé protecteur.

» Votre tout dévoué,
» Maître Floh. »

Ce serait ici le cas, pour un véritable et solide romancier, qui, la main armée de la plume, arrange à son gré les actions humaines, de faire, en prenant exemple sur Peregrinus, la différence pratique entre la passion et l’amour, théorie assez souvent débattue.

Il aurait là beaucoup à dire sur le pouvoir des sens, sur la malédiction du péché originel, sur la céleste flamme de Prométhée, qui allume dans l’amour cette véritable communauté d’esprit des sexes différents, destinée à former le dualisme indispensable de la nature. Lors même que l’étincelle du Prométhée déjà nommé devrait allumer le feu du dieu de l’hyménée, il en serait comme d’une bonne et brillante lumière d’auberge, auprès de laquelle on peut bien lire, écrire, coudre et tricoter, et auprès de laquelle aussi une postérité avide de plaisirs pourra tout aussi bien se graisser la bouche de marmelade de cerises que toute autre ; et ici-bas il ne peut guère en être autrement. En outre, cet amour céleste peut aussi être regardé comme éminemment poétique. Et au fait, il mérite d’être célébré, car il n’est pas absolument chimérique et renferme beaucoup de réalité, comme pourront en témoigner une foule de gens qui ont eu tantôt s’en louer, tantôt à s’en plaindre.

Le bienveillant lecteur a depuis longtemps deviné que Peregrinus s’était simplement très-amouraché de la petite Dortje, mais que du premier moment où il aperçut Rosine Lammer Hirt, cette belle et angélique image enflamma dans son cœur un véritable et céleste amour.

Mais que le lecteur nous permette de nous avancer rapides comme de braves cavaliers qui s’élancent pleins d’ardeur à la rencontre de leurs ennemis, sans regarder ce qui se trouve à droite et à gauche de la route, pour arriver au but.

Nous y sommes !

Soupirs, tourments d’amour, douleur, ravissements, extases, tout cela se fait sentir à la fois au moment où la belle Rosine, les joues embellies par l’attrayant incarnat de la virginité, avoue au trop heureux Peregrinus qu’elle l’aime, qu’elle l’aime plus que tout au monde, plus qu’elle ne saurait l’exprimer, qu’il est sa seule pensée, son seul bonheur.

Le noir démon du soupçon saisit ordinairement de ses noires griffes les plus beaux rayons du soleil de la vie, et ils disparaissent souvent dans l’ombre sans reflets projetés par sa présence pernicieuse.

Et en effet des doutes vinrent assaillir Peregrinus et un dur soupçon s’éveilla dans son âme.

— Comment ! semblait lui murmurer une voix, comment ! Mais Dortje Elverding t’a aussi fait l’aveu de son amour, et cependant l’égoïsme seul la poussait à te conduire par ses séductions au mépris de ton serment, à la trahison envers ton meilleur ami, ce pauvre maître Floh.

Je suis riche, et l’on dit que des manières aimables, qu’une certaine franchise pourraient m’attirer la faveur douteuse des hommes et aussi des femmes.

Si celle-ci, qui me fait l’aveu de son amour…

Peregrinus saisit aussitôt le présent mystérieux de maître Floh ; il fut sur le point d’ouvrir la boîte pour se mettre le verre dans la pupille de l’œil droit, et lire ainsi dans la pensée de Rosine.

Il regarda, et le pur azur céleste des plus beaux yeux brilla dans son âme. Rosine, remarquant son trouble intérieur, le fixa étonnée et presque avec inquiétude.

Alors il lui sembla qu’il était frappé d’un rapide éclair, et le sentiment écrasant de la perversité de son âme oppressa tout son être.

— Comment ! se dit-il à lui-même, tout souillé du plus coupable crime, tu veux pénétrer dans le sanctuaire de cet ange ? Tu veux épier des pensées qui ne peuvent avoir rien de commun avec tes bas penchants de la plupart des âmes terrestres ? Tu veux railler l’esprit même de l’amour en le tentant avec les artifices maudits des pouvoirs infernaux ?

Il remit précipitamment la petite boîte dans sa poche, et il lui sembla qu’il avait commis un péché dont il ne pourrait jamais être absous.

Plein d’attendrissement et de douleur, il se précipita aux pieds de Rosine effrayée, en s’écriant :

— Je suis un criminel, un homme chargé d’iniquités, indigne de l’amour d’un être pur comme les anges.