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contes mystérieux.

II.


Des étranges circonstances dans lesquelles une fois engagé, on se blesse le pied au choc des pierres pointues ; on oublie de saluer les gens du grand monde, et l’on court la tête basse sur des portes fermées. — Influence d’un plat de macaroni sur l’amour et le délire amoureux. — Affreux tourments du comédien Enfer et Arlequin. — Comment Giglio ne retrouva pas sa demoiselle, mais fut saisi par des tailleurs et saigné. — Le prince dans une boîte de confitures et la bien-aimée perdue. — Comment Giglio voulut être le chevalier de la princesse Brambilla, parce qu’il lui était poussé une bannière dans le dos.


Ne te fâche pas, estimable lecteur, si celui qui a entrepris de te raconter les aventures de la princesse Brambilla, comme il les a trouvées tracées à la plume dans les hardis dessins de maître Callot, suppose que tu accepteras volontiers jusqu’à la fin du livre tout l’extraordinaire qui s’y trouve, et que tu y ajouteras parfois même un peu de créance. Pourtant déjà, peut-être au moment où le cortége fantastique disparaît dans le palais Pistoja, comme aussi à l’instant où la princesse sort de la vapeur bleue de la bouteille de vin, tu t’es écrié :

— Quelle folle baliverne !

Et tu as jeté le livre de côté, sans égard pour les charmantes gravures, et alors tout ce que j’ai encore à te dire pour te faire goûter les fantaisies singulières de ce caprice de Callot viendrait trop tard, et ce serait assez désagréable pour moi et aussi pour la princesse Brambilla. Mais peut-être as-tu espéré que l’auteur, effarouché par quelque fantôme insensé qui a tout à coup barré sa route, s’est frayé un chemin de côté dans les taillis sauvages, et qu’une fois rassuré, il a dû regagner le large et droit grand chemin, et tu as continué à lire.

— En avant donc !

Et maintenant je peux te dire, lecteur bienveillant, qu’il m’est déjà arrivé plusieurs fois de saisir des aventures fantastiques juste au moment où, images enfantées par la surexcitation de l’esprit, elles allaient rentrer dans le néant, et de leur donner une forme, de manière que tout œil doué du pouvoir de distinguer ces sortes de choses les regardait comme si elles étaient réellement douées de la vie, et par cela même croyait à elles.

Et ceci m’encourage assez pour continuer librement un agréable commerce avec toutes sortes d’apparitions aventureuses, et pour mettre plus tard en lumière des figures passablement folles, en invitant même les gens sérieux à cette société variée. Et toi, lecteur bien-aimé, tu ne prendras pas pour un fol orgueil ce qui n’est que le désir bien pardonnable de t’attirer au dehors du cercle étroit de tes habitudes journalières, et de t’offrir un plaisir inusité dans le royaume où l’esprit de l’homme, jouissant de sa véritable existence, commande en capricieux despote.

Si toutefois cela n’était pas suffisant, je puis encore, dans l’inquiétude qui m’assiége, m’appuyer sur l’exemple de livres sérieux, où l’on rencontre des choses de ce genre, contre l’authenticité desquelles il n’est pas permis d’élever le moindre doute. Ainsi, relativement au cortége de la princesse Brambilla, qui passe librement sous la porte étroite du palais Pistoja, avec toutes les licornes, les chevaux et même la voiture, il se trouve des choses plus étonnantes encore dans l’histoire merveilleuse de Pierre Schemil, dont nous devons la communication au célèbre navigateur Adalbert de Chamisso. Il est question en ce livre d’un certain homme gris, qui fit un tour qui écrasa d’étonnement tous les spectateurs, en tirant sans difficulté de sa poche, comme chacun sait, un tapis, une tente, et à la fin une voiture et des chevaux. Quant à la princesse…

Mais laissons ce sujet.

Je demanderai au lecteur s’il ne lui est pas survenu, une fois dans sa vie, un de ces songes dont on ne peut attribuer l’origine ni à un dérangement d’estomac, ni aux fumées du vin, ni au délire de la fièvre, mais où l’on pourrait croire que la douce et magique figure enchanteresse qui déjà, dans ses pressentiments, a conversé avec lui en mystérieuse liaison avec son esprit, s’est emparée de son cœur. Dans un timide désir d’amour, il aspirait à entourer de ses bras la douce fiancée apparue tout à coup dans les vagues fantaisies de son cerveau ; et il n’osait le faire ; mais elle s’avançait en pleine lumière, avec tout l’éclat d’une figure magique. Et tout désir, toute espérance, s’éveillaient avec des aspirations ardentes et lançaient de brûlants éclairs ; et il se sentait mourir dans une inexprimable douleur. Et le réveil même pouvait-il dissiper entièrement ce rêve ? ne restait-il pas cette ineffable extase qui, dans la vie réelle, bouleverse l’âme comme le fait une poignante douleur… ? Tout ne paraissait-il pas triste, pâle et désolé ? et croyait-il alors que ce songe qui était son être, ce qu’il avait toujours regardé comme sa vie, n’était qu’une erreur de ses sens troublés ? et toutes ses pensées ne se concentraient-elles pas dans un foyer qui, comme le calice de feu d’une suprême ardeur, tenait enfermé son doux secret et le préservait du brutal contact de l’aveugle société des hommes ordinaires… Hem !

Et dans une pareille disposition, on se blesse les pieds aux pierres aiguës, on oublie d’ôter son chapeau aux gens auxquels on doit le respect, et on court la tête basse dans la première porte, parce qu’on a oublié de l’ouvrir !

En un mot, l’esprit porte le corps comme un habit mal commode, trop large, trop long et peu convenable.

Le jeune comédien Giglio était justement dans cette manière d’être lorsqu’après plusieurs jours de suite d’attente vaine il se trouva avoir perdu jusqu’à la moindre trace de la princesse Brambilla. Tout ce qui lui était arrivé de merveilleux dans le Corso lui semblait une continuation de son rêve apporté par l’enfer, et dont la figure principale était sortie de la mer sans fond, des désirs où il voulait nager et disparaître. Son rêve était sa vie ; tout le reste était insignifiant pour lui, et l’on doit croire qu’il négligeait le comédien. Bien plus, au lieu de dire les mots de son rôle, il parlait en scène de son rêve de la princesse Brambilla ; il jurait, dans l’égarement de son esprit de s’emparer du prince assyrien, et puis il s’imaginait être lui-même ce prince, et il s’égarait dans un labyrinthe de phrases sans suite. Tout le monde le croyait fou, et avant tous l’impresario, qui finit par le chasser. Les quelques ducats que ce dernier lui donna par pure commisération au moment de son départ ne purent lui suffire que peu de temps. Il tomba dans la gêne la plus grande.

En tout autre temps le pauvre Giglio aurait été bourrelé d’inquiétudes ; mais maintenant il n’y pensait guère : il planait dans un ciel où les ducats terrestres ne sont pas nécessaires. Quant aux besoins ordinaires de la vie, Giglio n’était pas gourmand. Giglio avait l’habitude d’apaiser sa faim en passant devant les boutiques des frittoli qui tiennent, comme on sait, leur cuisine en pleine rue.

Il arriva un jour qu’il lui vint en idée de se procurer un bon plat de macaroni, dont l’attrayante fumée ondoyait vers lui en sortant d’une boutique.

Giglio fit un pas dans l’intérieur ; mais en tirant sa bourse pour payer son modeste dîner, il découvrit avec un certain désappointement qu’elle ne contenait plus un bajock.

Dans un moment pareil, le principe corporel, dont le spirituel, malgré ses fières manières, est l’humble esclave sur terre, se dresse actif et puissant. Giglio sentit (ce qui ne lui était pas encore arrivé, lorsque, rempli des pensées les plus sublimes, il dévorait un véritable plat de macaroni) qu’il avait horriblement faim ; et il assura au gargotier qu’ayant oublié son argent par hasard, il lui payerait certainement un autre jour le macaroni qu’il allait prendre.

Le gargotier lui rit au nez, et lui dit :

— Si vous n’avez pas d’argent, vous avez un moyen d’apaiser votre appétit, vous n’avez qu’à laisser vos beaux gants, votre chapeau ou votre manteau.

Alors Giglio sentit vivement la position où il se trouvait. Il vit bientôt un mendiant en guenilles, qui mangeait la soupe des couvents ; mais son cœur fut encore plus profondément déchiré lorsqu’il aperçut Celionati qui, à sa place habituelle devant l’église de San-Carlo, amusait le peuple de ses balivernes. Il crut voir qu’il lui jetait en passant un regard du plus profond dédain. Le beau rêve fut en un instant réduit au néant ; tous les pressentiments s’envolèrent ; il eut aussitôt la certitude que le malicieux Celionati l’avait séduit par ses artifices magiques de démon, et que, dans son désir de mal faire, il avait utilisé sa folle vanité pour se jouer indignement de lui avec le roman de la princesse Brambilla.

Il s’éloigna en courant de toutes ses forces ; il n’avait plus faim, il n’avait plus qu’une seule idée, il cherchait comment il pouvait se venger du sorcier. Un sentiment qu’il ne pouvait comprendre se fit jour en son âme à travers toute sa colère, toute sa fureur, et le força de s’arrêter court, comme si un charme magique l’eût cloué sur place.

— Giacinta ! s’écria-t-il. Il était devant la maison où demeurait la jeune fille, et dont il avait si souvent monté le roide escalier dans un douteux crépuscule. Alors il se rappela que son rêve avait éveillé la mauvaise humeur de la jeune fille ; il se souvint qu’il l’avait abandonnée alors pour ne plus la revoir, et qu’il l’avait depuis complétement oubliée ; et il vit que, grâce au jeu cruel de Celionati, il avait perdu sa bien-aimée, et se trouvait dans la misère.

Plein de douleur et de mélancolie, il ne savait quel parti prendre ; mais tout à coup il résolut de monter chez Giacinta et de regagner ses faveurs à tout prix. Aussitôt pensé, aussitôt fait ; mais lorsqu’il frappa à la porte de la chambre, tout à l’intérieur resta profondément muet. Il prêta l’oreille ; on n’entendait pas même le bruit de leur respiration. Alors il appela plusieurs fois d’une voix lamentable :

— Giacinta !

Pas de réponse.

Alors il commença à reconnaître ses torts de la manière la plus touchante ; il assura que le démon lui-même, sous la forme du maudit charlatan Celionati, l’avait séduit, et il fit les plus belles protestations de son repentir et de son ardent amour.

Alors une voix d’en bas cria :

— Je voudrais bien savoir quel est l’animal qui se lamente ainsi dans ma maison et hurle avant le temps, car nous sommes encore loin du mercredi des cendres.

C’était le signor Pasquale, l’épais propriétaire. Il monta lourdement les marches, et lorsqu’il aperçut le comédien, il lui cria :

— Ah ! c’est vous, signor Giglio ; quel mauvais esprit vous pousse à pleurnicher devant une chambre vide un rôle en oh ! et en ah ! d’une sotte tragédie ?