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la princesse brambilla.

— Une chambre vide ! s’écria Giglio. Au nom du ciel ! signor Pasquale, dites-moi où est Giacinta, ma vie, mon tout !

Signor Pasquale regarda fixement Giglio, et lui dit tranquillement :

— Signor Giglio, je sais parfaitement où vous en êtes. Tout Rome sait que vous avez quitté le théâtre parce que vous avez reçu un coup de marteau. Allez chez le médecin, laissez-vous tirer quelques onces de sang, mettez-vous la tête dans l’eau froide.

— Je ne suis pas encore fou, s’écria Giglio avec violence, mais je le deviendrai sur l’heure si vous ne me dites pas où demeure Giancinta.

— Allons donc ! continua tranquillement le seigneur Pasquale, vous ne me ferez pas accroire que vous ne savez pas comment, il y a huit jours, Giacinta a quitté la maison, suivie de la vieille Béatrice.

— Où est Giacinta ? s’écria Giglio furieux en saisissant vigoureusement le propriétaire au collet.

— Au secours ! à l’assassin ! s’écria celui-ci.

Toute la maison fut aussitôt en rumeur ; un lourdaud de valet accourut, il saisit Giglio, lui fit descendre l’escalier avec lui, et le jeta aussi facilement dehors de la maison que s’il n’eût été qu’une simple poupée.

Giglio, sans s’embarrasser de sa chute, se releva et se mit à courir, réellement à moitié fou, à travers les rues de Rome. Un instinct éveillé par l’habitude, comme l’heure sonnait où d’ordinaire il se rendait en hâte au théâtre, l’y conduisit encore jusque dans la chambre où s’habillaient les comédiens. Une fois là, il s’aperçut seulement de sa démarche, et tomba dans un profond étonnement en voyant le lieu où autrefois les héros tragiques, roides d’argent et d’or, marchaient gravement en répétant les vers sonores à l’aide desquels ils comptaient mettre le public en extase ou in furore, rempli d’une foule composée de pantalons, d’arlequins, de trufaldins, de colombines, en un mot de tous les masques de la pantomime italienne. Il resta comme cloué au plancher, et regarda avec de grands yeux tout autour de lui, comme un homme qui, au sortir du sommeil, se trouverait entouré d’une société bizarre et inconnue.

L’aspect de Giglio décomposé, défiguré par le chagrin, éveilla chez l’impresario comme un remords de conscience, et il lui fit tout à coup une figure cordiale et compatissante.

Vous voilà bien étonné, n’est-ce pas, signor Fava, dit-il au jeune homme, de trouver le foyer si différent de ce qu’il était lorsque vous m’avez quitté ? mais je vous avouerai que toutes les actions pathétiques qui formaient le répertoire de mon théâtre commençaient à ennuyer le public, et cet ennui m’impressionnait d’autant plus que ma bourse tomba dans le plus misérable état d’épuisement. Maintenant j’ai congédié tout l’attirail tragique, et livré mon théâtre au libre badinage et aux gracieuses gentillesses de nos masques, et je m’en trouve très-bien.

— Ah ! s’écria Giglio les joues ardentes, ah ! signor impresario, avouez-le, ma perte a rendu vos tragédies impossibles ; avec la chute du héros, la masse que son souffle vivifiait est tombée dans le néant.

— Nous n’approfondirons pas cette affaire répondit en riant l’impresario mais comme vous ne me paraissez pas en grande gaieté, descendez au théâtre et regardez ma pantomime ; peut-être vous distraira-t-elle. Vous changerez probablement de manière de voir, et vous pourrez encore être des nôtres, bien que dans un autre genre ; car il serait bien possible que… Allez toujours voir. Voici un billet d’entrée, visitez mon théâtre aussi souvent qu’il vous plaira.

Giglio fit ce qu’il lui disait, plutôt par indifférence pour toute chose que par désir de voir la pantomime. À peu de distance de lui se trouvaient deux masques engagés dans une vive conversation. Giglio entendit son nom prononcé plusieurs fois, et cela le sortit de son état de stupeur ; il s’approcha davantage, sa figure entièrement cachée dans son manteau, pour tout entendre sans être reconnu.

— Vous avez raison, disait l’un, Fava est cause de ce que nous ne voyons plus de tragédies à ce théâtre ; mais je ne pense pas, comme vous, que ce soit parce qu’il a quitté la scène ; je crois, au contraire, et je vous le prouverai sans doute, que c’est parce qu’il y est monté.

— Comment entendez-vous cela ? dit l’autre.

— Eh bien ! reprit le premier interlocuteur, pour ma part, je regarde ce Fava, bien qu’il n’ait que trop souvent réussi à impressionner son public, comme le plus misérable comédien qui ait jamais existé. Des yeux brillants, une jambe bien faite, une mise élégante, des plumes diverses au chapeau, d’énormes rubans aux souliers, suffisent-ils pour faire un héros de tragédie ? Et, en effet, lorsque Fava s’avançait du fond du théâtre à l’avant-scène avec le pas mesuré d’un danseur ; lorsque, s’occupant fort peu de celui qui jouait avec lui, il lançait des œillades dans les loges, et, dans une pose maniérée, cherchait la place la plus favorable pour se faire admirer, il me faisait l’effet d’un jeune coq de basse-cour qui, bariolé, se pavane orgueilleusement au soleil. Et lorsque, roulant les yeux, sciant l’air de ses bras, tantôt s’élevant sur la pointe des pieds, tantôt frappant des mains comme un escamoteur, il récitait d’une voix creuse des vers auxquels il ôtait le sens tragique, quel est le cœur humain qui aurait pu se laisser véritablement entraîner ? Mais nous autres Italiens, nous sommes ainsi, nous voulons des effets exagérés, qui nous impressionnent avec force pendant quelques instants, et nous les méprisons lorsque nous nous apercevons que ce que nous avons pris un moment pour une figure réelle n’est qu’une poupée sans vie, mue par des fils invisibles agités du dehors, et qui nous a trompés par ses mouvements étranges. Il en a été de même de Fava, il se serait moralement tué peu à peu s’il n’avait lui-même hâté sa mort.

— Il me semble, reprit l’autre, que vous jugez le pauvre Fava bien défavorablement. Vous avez raison lorsque vous dites qu’il était vain, maniéré, qu’il se mettait en scène beaucoup plus que son rôle, et qu’il courait après les applaudissements d’une manière peu louable ; toutefois il avait un fort joli talent, et nous ne pouvons lui refuser notre compassion en songeant qu’il a été atteint de folie, dont la principale cause a été la fatigante exagération de son jeu.

— N’en croyez rien, reprit en riant le premier. Pourriez-vous vous imaginer que c’est un excès d’amour-propre qui l’a rendu fou ? Il s’imagine qu’une princesse est éprise de lui, et il court maintenant après elle par monts et par vaux. Et il est arrivé de cette fainéantise qu’il est devenu si pauvre qu’aujourd’hui même il a dû laisser ses gants et son chapeau chez un fritolo pour un plat de mauvais macaroni.

— Que dites-vous ? reprit l’autre ; est-il possible qu’il y ait de pareilles folies ? Mais on devrait, d’une manière ou d’une autre venir en aide au pauvre Giglio, qui nous a amusés bien des soirs. Le chien d’impresario, dans la poche duquel il a fait tomber bien des ducats, devrait s’occuper de lui, et ne pas le laisser au moins dans la nécessité.

— C’est inutile, reprit le premier personnage, car la princesse Brambilla connaît sa folie et sa misère et comme les femmes non-seulement pardonnent les folies d’amour, mais les trouvent encore charmantes et les prennent en grande pitié, elle vient à l’instant même de lui faire glisser dans la poche une petite bourse pleine de ducats.

Giglio, machinalement et sans le vouloir, porta la main à sa poche en entendant les paroles de l’étranger, et il y sentit en effet une bourse remplie de pièces d’or qui résonnaient. Elles devaient lui venir de la princesse Brambilla, déesse de ses rêves, et il sentit dans tous ses membres comme une commotion électrique.

La joie de ce prodige venu si bien à propos, et qui le sortait de sa déplorable position, ne put réprimer l’effroi qui souffla sur lui son frisson glacé. Il se vit le jouet de pouvoirs inconnus, il voulut se précipiter sur les masques étrangers, mais au même instant les deux personnages qui tenaient cette conversation mystérieuse avaient disparu.

Giglio n’osait tirer la bourse de sa poche pour se convaincre plus positivement de son existence, de peur que le mirage ne s’évanouit entre ses doigts. Mais à mesure qu’il s’abandonnait plus entièrement à ses pensées, il devenait aussi plus tranquille. Il se disait que tout ce qu’il avait attribué à un jeu des pouvoirs magiques pourrait bien n’être qu’une comédie railleuse que l’aventureux et capricieux Celionati conduisait devant ses yeux par des fils invisibles. Il pensait que l’étranger lui-même avait très-bien pu, dans le mouvement de la foule, glisser une bourse dans son habit, et que tout ce qu’il avait dit de la princesse Brambilla était la conséquence de la plaisanterie que le charlatan avait entreprise. Mais tandis que le prodige devenait une chose de plus en plus naturelle, et tendait à se terminer ainsi, il sentait aussi renaître la douleur des blessures que le rude critique lui avait faites sans ménagement. L’enfer des comédiens ne contient aucun supplice qui leur déchire si profondément le cœur que leur vanité. Et même leur côté attaquable sous ce point de vue (le sentiment de leur faible) augmente, dans une amertume toujours croissante, la douleur des coups, qui fait comprendre à celui qui est atteint, lors même qu’il cherche, par tous les moyens convenables, à la maîtriser ou à l’adoucir, qu’il est réellement blessé. Ainsi Giglio ne pouvait se délivrer de la fatale image du jeune coq bariolé qui se pavane complaisamment au soleil, et il s’en tourmentait et s’en agaçait d’autant plus fort qu’il sentait dans le fond que la caricature ne manquait pas d’une certaine vérité.

Il n’est pas étonnant que dans une pareille disposition d’esprit Giglio ne fit aucune attention au théâtre et à la pantomime, même lorsque la salle retentissait des rires, des applaudissements et des cris de joie des spectateurs.

La pantomime n’était autre chose qu’une des cent, des mille variations des aventures amoureuses de l’excellent Arlequin avec sa douce Colombine. Déjà la charmante fille du vieux et riche Pantalon avait refusé la main du chevalier poudré à blanc et du sage docteur, et déclaré à qui voulait l’entendre qu’elle n’aimerait et n’épouserait personne autre que le petit homme agile, au visage noir et au justaucorps aux cent morceaux de couleurs diverses ; déjà Arlequin avait pris la fuite avec sa bien-aimée, et évité par la protection d’un charme magique les poursuites de Pantalon, de Trufaldin, du chevalier et du docteur.

L’on en était au moment où enfin Arlequin, badinant avec sa bien-aimée, est arrêté par les sbires et traîné en prison avec elle. Mais lorsque Pantalon, avec son escorte, veut se moquer du pauvre couple, lorsque Colombine, tout en larmes, l’implore à genoux en faveur de