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la princesse brambilla.

— Signor Giglio, lui dit-il, comment pouvez-vous vous mettre de pareilles balivernes dans l’esprit ? Je ne comprends pas un mot à votre robe, à votre tache de sang et à votre histoire de prison.

Mais lorsque Giglio lui eut de nouveau raconté tout ce que Béatrice lui avait dit, et surtout lorsqu’il lui eut dépeint la robe qu’il avait vue chez Giacinta, alors Bescapi lui dit que la vieille s’était moquée de lui, qu’il avait en effet donné à faire à Giacinta une belle robe tout à fait semblable à celle que Giglio avait vue, mais qu’il n’y avait pas un seul mot de vrai dans toute l’histoire qu’il lui avait racontée.

Giglio ne put douter de ce que lui disait Bescapi, puisque celui-ci, à son grand étonnement, refusait l’or qu’il lui offrait ; mais il resta convaincu que c’était encore une conséquence de l’aventure magique dans laquelle il se trouvait enveloppé. Ce qu’il eut de mieux à faire fut de quitter maître Bescapi et d’attendre le moment heureux qui conduirait dans ses bras Giacinta, pour laquelle il était enflammé d’un nouvel amour.

Devant la porte de Bescapi se tenait une personne qu’il aurait désirée à cent lieues de là, c’est-à-dire le vieux Celionati.

— Eh ! vous êtes pourtant une bonne âme, lui dit celui-ci, de vouloir sacrifier les ducats que vous a jetés la faveur du sort pour une bien-aimée qui n’est plus votre bien-aimée.

— Vous êtes un homme terrible, épouvantable ! répondit Giglio. Pourquoi vous mêlez-vous dans ma vie ? Dans quel but voulez-vous vous emparer de mon être ? Vous faites parade d’une science qui coûte peut-être peu de peine à acquérir. Vous m’entourez d’espions qui épient toutes mes démarches. Vous me tourmentez de nouveau. Je dois à vos mille artifices la perte de Giacinta et de ma place.

— Voilà, dit en riant Celionati, qui récompense de l’intérêt que l’on prend à très-haut personnage, monsieur le comédien Giglio Fava. Pourtant, mon fils, tu as besoin d’un tuteur qui te guide dans le chemin qui doit te conduire au but.

— Je suis majeur, répondit Giglio, et je vous prie, monsieur le charlatan, de m’abandonner tout à fait à moi-même.

— Ho ! ho ! répondit Celionati, pas tant d’orgueil, s’il vous plaît ! Comment ? quand j’avais pour toi les meilleures intentions ; quand je voulais te donner le plus grand bonheur terrestre ; quand je voulais m’entremettre entre toi et la princesse Brambilla !

— Ô Giacinta ! Giacinta ! oh ! malheureux que je suis de t’avoir perdue ! s’écria Giglio hors de lui. Ai-je eu jamais dans ma vie une journée qui m’ait apporté autant d’infortunes que celle d’hier ?

— Bon ! bon ! dit Celionati en cherchant à le calmer ; mais ce jour ne fut pas aussi infortuné que vous voulez bien le dire. Les bons avis que vous avez reçus au théâtre pourront vous être très-salutaires lorsque vous les envisagerez plus tranquillement. Vous n’aviez véritablement pas encore laissé vos gants, votre chapeau et votre manteau en gage pour un plat de grossier macaroni. Vous vîtes la plus magnifique représentation, si magnifique qu’on la nommerait à juste titre la première du monde, parce qu’elle exprime, sans employer de paroles, les choses les plus profondes ; et puis vous avez trouvé dans votre poche les ducats dont vous aviez certainement besoin.

— Ils viennent de vous, je le sais, interrompit Giglio.

— Et quand cela serait, continua Celionati, cela ne changerait en rien la chose.

— En résumé, vous recevez de l’or, vous remettez votre estomac sur un bon pied, vous trouvez heureusement la maison de Bescapi, on vous fait une saignée qui vous était bien nécessaire, et vous vous endormez sous le même toit que votre bien-aimée.

— Que dites-vous ? s’écria Giglio ; ma bien-aimée… j’ai passé la nuit sous le même toit que ma bien-aimée ?

— C’est la vérité, répondit Celionati ; regardez en haut.

Giglio leva la tête, et il se sentit le cœur percé de mille traits lorsqu’il aperçut sur le balcon la belle Giacinta plus élégamment parée, plus jolie, plus ravissante que jamais il ne l’avait vue ; la vieille Béatrice était derrière elle.

— Giacinta ! ma Giacinta ! ma vie ! s’écria-t-il plein d’ardents désirs.

Mais Giacinta lui jeta un regard de mépris et quitta le balcon ; la vieille Béatrice suivit ses pas.

— Elle persévère dans sa maudite smorfiosita, dit tristement Giglio ; mais tout cela s’arrangera.

— Difficilement, interrompit Celionati ; mon bon Giglio, vous ne savez pas que, dans le même temps que vous aspiriez de la manière la plus hardie à la possession de la princesse Brambilla, un joli et charmant petit prince faisait la cour à votre donna, et selon toute apparence…

— Par tous les diables de l’enfer ! s’écria Giglio, le vieux satan, la Béatrice a vendu la pauvre petite. Mais j’empoisonnerai cette femme impie avec de la mort aux rats ; je plongerai un poignard dans le cœur du prince maudit.

— Laissez tout cela, mon bon Giglio, interrompit Celionati ; retournez tranquillement chez vous, et faites-vous encore un peu saigner quand ces mauvaises idées vous reviendront. Dieu vous conduise ! Nous nous reverrons au Corso.

Et Celionati s’éloigna rapidement à travers les rues voisines.

Giglio resta immobile et comme cloué à la même place, jeta des regards furieux vers le balcon, grinça les dents et murmura les malédictions les plus affreuses. Mais lorsque le maître Bescapi mit la tête à la fenêtre et l’invita poliment à monter chez lui pour se préparer contre la nouvelle crise qui semblait encore le menacer, il lui jeta, en le croyant d’intelligence avec la vieille dans le complot tramé contre lui les mots de :

— Accoupleur damné !

Et il s’éloigna en courant comme un furieux.

Dans le Corso il rencontra plusieurs de ses anciens camarades avec lesquels il entra dans un cabaret voisin pour noyer tout son dépit, tous ses chagrins d’amour inconsolables, dans les flots de feu du vin de Syracuse.

Une résolution de ce genre n’est pas de celles que l’on doit généralement conseiller, car cette ardeur qui étouffe le chagrin lance des flammes inextinguibles qui brûlent l’intérieur que l’on voudrait préserver ; mais cette fois elle réussit parfaitement à Giglio.

Dans les gaies causeries avec ses compagnons, dans leurs souvenirs de toutes sortes, leurs joyeuses aventures de théâtre, il oublia réellement ses ennuis nombreux. Ils résolurent en se séparant de venir le soir dans le Corso avec les déguisements les plus bizarres qu’ils pourraient imaginer.

Le costume que Giglio avait déjà porté lui sembla suffisamment excentrique ; cette fois seulement il ne rejeta pas le large pantalon et porta en outre son manteau par derrière comme embroché dans un bâton, de manière qu’il faisait l’effet d’un drapeau qui lui sortait du dos. Ainsi paré, il fendit le courant de la foule et s’abandonna tout entier à la gaieté, sans penser davantage ni à l’image de son rêve ni à sa bien aimée perdue.

Mais il resta comme enraciné à la même place lorsque, non loin du palais Pistoja, une haute et noble figure se trouva en face de lui, couverte du magnifique costume dans lequel il avait vu Giacinta. Pour mieux dire, il crut voir vivante devant lui l’apparition de son rêve. Une commotion semblable à un coup de foudre agita ses membres ; mais, sans qu’il sût trop comment, l’embarras, l’inquiétude causés par les désirs d’amour qui gênent ordinairement l’esprit lorsque l’on se trouve tout à coup en face de celle que l’on aime disparurent pour faire place à un badin courage, imprégné d’une joie comme jamais il ne s’en était senti dans le cœur.

Le pied droit en avant, la poitrine effacée, les épaules rentrées, il se mit dans la plus charmante des postures qu’il eût jamais trouvée dans ses rôles tragiques, ôta de dessus sa perruque roide son bonnet orné de longues plumes de coq pointues, et dit, en conservant le ton ronflant qui convenait à son déguisement, et en regardant fixement à travers ses lunettes la princesse de Brambilla (car c’était elle, à n’en pas douter) :

— La plus belle des fées, la plus majestueuse des déesses se promène sur la terre. Une cire envieuse cache sa beauté triomphante, mais mille éclairs s’élancent en gerbes de l’éclat qui l’entoure, et ils pénètrent le cœur du vieillard et le cœur du jeune homme, et tous, enflammés de ravissement et d’amour, rendent hommage à la femme venue des cieux.

— De quelle comédie sonore, reprit la princesse, avez-vous tiré toutes ces belles phrases, monsieur Pantalon ? capitano ou tout autre personnage qu’il vous plaira. Mais dites-moi, avant tout, quelle est la victoire fameuse annoncée par les trophées que vous portez si orgueilleusement sur le dos ?

— Ce ne sont pas des trophées, car je combats encore pour la victoire. C’est l’étendard de l’espérance, du désir langoureux pour celle à qui j’ai fait le serment de ma foi ! C’est le signe d’une capitulation sans conditions que j’ai dû arborer ! C’est le : Ayez pitié de moi que les airs doivent vous apporter en agitant ces plis. Prenez-moi pour votre chevalier, princesse, et alors je veux combattre, vaincre, et porter ces trophées pour la gloire de votre nom et de votre beauté !

— Si vous voulez être mon chevalier, dit la princesse, prenez les armes convenables, couvrez votre tête du menaçant casque des batailles, saisissez le large et fidèle glaive. Alors j’aurai confiance en vous.

Si vous voulez être ma dame, répondit Giglio, l’Armide de Renaud, soyez-la tout à fait ; quittez cette brillante parure qui me trouble et m’oppresse comme un charme dangereux. Cette brillante tache de sang…

— Vous êtes fou ! s’écria vivement la princesse ; et laissant là Giglio, elle s’éloigna rapidement.

Il semblait à Giglio que ce n’était pas lui qui avait parlé à la princesse, et qu’il avait dit sans le vouloir des paroles qu’il n’avait pas eues dans l’idée. Il fut sur le point de croire que les signori Pasquale et Bescapi avaient raison l’un et l’autre en le regardant comme un peu faible de cerveau. Mais comme au même instant un cortège de masques s’approchait, qui représentait dans les plus bizarres excentricités les plus affreuses créations de la fantaisie, et qu’il reconnut à l’instant ses camarades, il reprit toute sa gaieté.

Il se mêle aux danseurs et aux faiseurs de cabrioles en criant à voix haute :

— Approchez ! approchez fantômes moqueurs ! approchez esprits