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Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/51

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la princesse brambilla.

qui agit sur vous autres hommes tantôt dans l’éclat brillant de magnifiques nuances attrayantes, tantôt dans le doux reflet des blancs rayons de la lune, des nuées rosâtres ou de l’agréable magie des vapeurs bleues du soir. Séduit par l’ardent désir, vous vous approchez de ce secret merveilleux, vous apercevez la fée puissante au milieu de son arsenal de prodiges ; mais chaque dentelle touchée par son petit doigt blanc devient un lacet magnifique ; chaque ruban qu’elle arrange devient un serpent qui vous enlace, et dans ses yeux se reflète toute enivrante folie d’amour. Vous entendez vos soupirs répétés par le sein de la belle, mais discrets et, charmants, comme lorsque l’écho plein de désirs appelle la bien-aimée du sein des collines magiques. Il n’y a plus ni rang ni état. Pour le riche prince, pour le pauvre comédien, la petite chambre de la gracieuse Circé est l’Arcadie embaumée de fleurs fraîchement écloses au milieu, du désert de leur rude existence ; et c’est là qu’ils viennent chercher un refuge. Et si parmi les fleurs de cette belle Arcadie croît aussi l’herbe des serpents, qu’importe ? elle appartient à cette espèce séduisante qui étale de plus belles feuilles et jette de plus doux parfums.

— Oh ! oui ! dit Giglio en interrompant Giacinta ; et de la fleur même sort le petit animal dont la plante brillante et parfumée porte le nom, et il pique avec son dard pointu comme une aiguille à coudre.

— Oui, chaque fois, reprit Giacinta, qu’un homme étranger à l’Arcadie, et qui n’est pas fait pour y vivre, vient y fourrer son nez.

— Très-bien dit, ma belle Giacinta, continua Giglio plein d’amertume et de colère ; je dois avouer que pendant le temps que je ne t’ai pas vue tu es devenue singulièrement instruite. Tu philosophes sur toi-même, de façon à me causer le plus grand étonnement. Vraisemblablement tu te plais extrêmement dans l’attrayante Arcadie de ta chambre des toits, que le maître tailleur Bescapi ne cesse de fournir d’un arsenal suffisant de prodiges.

— Il peut m’être arrivé la même chose qu’à toi, continua froidement Giacinta, j’ai eu aussi quelques beaux songes. Pourtant, mon cher Giglio, ne prends que comme une-demi plaisanterie ou une agacerie malicieuse ce que je t’ai dit d’une jolie modiste ; cela peut d’autant moins s’appliquer à moi-même que ceci sera très-probablement mon dernier travail en ce genre. Ne t’effraye pas, mon bon Giglio ; mais il est très-possible qu’aux derniers jours du carnaval j’échange ce pauvre costume contre un manteau de pourpre, et ce petit escabeau contre un trône.

— Ciel et enfer ! mort et destruction ! s’écria Giglio en sautant vivement en l’air, les deux poings fermés sur son front ; ainsi ce que me disait à l’oreille ce scélérat hypocrite était donc une vérité. Ah ! ouvre-toi, abîme de flamme de l’Orcus : montez sur terre, esprits de l’Achéron aux ailes noires : c’en est assez. Et Giglio entama le plus affreux monologue de désespoir de quelque tragédie de l’abbé Chiari. Giacinta savait jusqu’au moindre vers de ce monologue, que Giglio avait cent fois déclamé devant elle, et, sans lever les yeux de dessus son ouvrage, elle soufflait à son amant désespéré chaque mot devant lequel celui-ci paraissait hésiter. Enfin il tira le poignard, s’en frappa la poitrine, tomba sur le plancher, de manière que toute la chambre en retentit, se releva, secoua la poussière de son habit, essuya la sueur de son front, et dit en riant : — N’est-ce pas, Giacinta, que cela est joué en maître ?

— À merveille, mon bon Giglio, répondit Giacinta ; mais il est temps, je pense, de nous mettre à table.

La vieille Béatrice avait mis le couvert, apporté quelques plats fumants, dressé la fiole mystérieuse, et posé près d’elle des verres de cristal étincelant.

Aussitôt que Giglio aperçut ces préparatifs, il s’écria hors de lui : — Ah ! le convive ! le prince ! où en suis-je, mon Dieu ! Je n’ai pas joué la comédie, mon désespoir était véritable. Oui, tu m’as précipité dans l’affreux-désespoir, traîtresse, infidèle, serpent, basilic, crocodile ! mais vengeance, vengeance ! Et en même temps il agita en l’air le poignard de théâtre qu’il avait ramassé.

Giacinta, qui avait jeté son ouvrage sur la table de travail et s’était levée, lui saisit le bras en disant : — Ne fais pas de niaiseries ; mon bon Giglio, donne cet instrument meurtrier à la vieille Béatrice pour en faire des cure-dents, et assieds-toi à table près de moi car tu es le seul convive que j’attendais.

Giglio, désarmé à l’instant, et devenu la patience en personne ; se laissa conduire à table et ne fit plus aucune façon.

Giacinta continua à lui parler tranquillement et à découvert du bonheur qui l’attendait. — Giglio, dit-elle, je te le jure, je ne suis pas aveuglée par un ridicule orgueil, et je n’ai nullement oublié ton visage ; et bien plus, si tu te montres seulement de loin en loin, je me souviendrai certainement de toi et je te ferai remettre maints ducats, de telle sorte que jamais tu ne manqueras de bas couleur de romarin et de gants parfumés.

Giglio, auquel quelques verres de vin avait remis en cervelle le roman merveilleux de la princesse Brambilla, lui répondit avec amitié :

— J’apprécie vos bonnes qualités, Giacinta ; mais quant à vos ducats, je ne pourrai en faire usage, puisque moi, Giglio, je suis sur le point de sauter à pieds joints dans la principauté, et il lui raconta comment la plus puissante et la plus riche princesse du monde l’avait choisi pour son chevalier, et comment il espérait, après le carnaval, dire, adieu, comme époux de la princesse, à la vie misérable qu’il avait menée jusqu’alors.

Giacinta parut très-charmée de l’heureuse aventure de Giglio, et tous deux jasèrent joyeusement de leur temps prochain de richesse et de plaisir.

— Je voudrais seulement, dit enfin Giglio, que les riches personnages que nous tiendrons bientôt sous nos lois eussent leurs frontières près les unes des autres, car nous ferions bon voisinage ; mais, si je ne me trompe, les possessions de ma princesse sont placées bien loin dans les Indes, à main gauche de la terre, vers la Perse.

— C’est terrible, dit Giacinta, je dois aussi aller très-loin, car les terres de mon époux princier doivent être situées près de Bergame ; mais il est possible qu’un jour nous devenions et restions voisins.

Enfin Giacinta et Giglio s’accordèrent à penser que leur royaume futur devait absolument être placé dans les environs de Frascati.

— Bonne nuit, chère princesse, dit Giglio.

— Bon repos, cher prince, répondit Giacinta ; et ils se séparèrent amicalement lorsque vint le soir.


V.


Comment Giglio, dans un temps de sécheresse complète d’esprit humain, trouva un sage expédient, empocha les sacs de Fortunatus et jeta un regard d’orgueil sur le plus humble des tailleurs. — Le palais Pistoja et ses prodiges. — Lectures du sage de la tulipe. — Le roi Salomon, le prince des esprits et la princesse Mystillis. — Comment un vieux Magnus se couvrit d’une robe de chambre noire, mit un bonnet de fourrure et dit des prophéties en mauvais vers avec une barbe non peignée. — Malheureux sort d’un bec jaune. — Comment le gracieux lecteur n’apprend pas dans ce chapitre ce qui se passa avec la belle inconnue pendant la danse de Giglio.


Chaque personne qui s’occupe d’une fantaisie doit, comme il est écrit dans un livre surchargé de sagesse, souffrir de quelque dérangement d’esprit qui monte et disparaît sans cesse, comme le flux et le reflux. Le temps du flux, où les vagues plus puissantes s’avancent avec un mugissement plus sonore, est celui de l’approche de la nuit ; comme aussi les heures du matin, aussitôt après le réveil, auprès de la tasse de café, peuvent être considérées comme le moment du reflux. C’est là, et le livre donne ce sage conseil, le moment de profiter de la magnifique lucidité donnée par le jeûne pour accomplir les choses les plus importantes de la vie.

C’est le matin seulement, par exemple, qu’il faut se marier, lire des critiques de journaux, faire son testament, battre ses domestiques, etc. etc.

Ce fut dans ce beau moment de reflux, où l’esprit de l’homme peut se carrer à son aise dans sa sécheresse complète, que Giglio Fava fut effrayé de sa folie, et ne comprit pas lui-même comment il n’avait pas fait depuis longtemps une chose qui, pour ainsi dire, lui crevait les yeux.

— Il n’est que trop certain, se dit-il, dans la joyeuse conscience de la lucidité de sa raison, que le vieux Celionati est à moitié fou, et que non-seulement il se complaît dans cet état de désordre d’esprit, mais qu’il veut encore y jeter les autres. Il est tout aussi certain que la plus belle, la plus riche de toutes les princesses, la divine Brambilla, est entrée dans le palais Pistoja ; et — ô ciel et terre ! — et si cet espoir, confirmé par des pressentiments, des rêves, par la bouche, de rose même de la plus attrayante des femmes masquées, n’est pas trompeur, elle a jeté sur mon trop heureux personnage un doux rayon d’amour de ses yeux célestes. Inconnue, voilée, derrière la grille fermée d’une loge, elle m’a vu lorsque je jouais le rôle du prince, et j’ai fait sa conquête. Peut-elle donc venir directement vers moi ? N’a-t-elle pas besoin, cette divine créature, de personnes tierces, de confidents qui trament le fil qui se rassemblera à la fin pour former le lien le plus doux. En dépit de tout ce qui est arrivé, Celionati est celui qui doit me conduire dans les bras de la princesse ; mais, au lieu de me mener par un chemin tranquille, et commode, il me jette dans une mer de folie et de moqueries ; il me persuade d’aller, enveloppé dans un costume grotesque, à la recherche de la belle princesse dans le Corso, et me parle de prince d’Assyrie, de magie, que sais-je ? Au diable toutes ces momeries ! au diable l’insensé Celionati ! Qui m’empêche de m’habiller galamment, d’entrer tout droit dans le palais de Pistoja et de me jeter aux pieds de Son Excellence ? Ô Dieu ! pourquoi n’ai-je pas fait cela hier, avant-hier ?

Mais une chose qui parut désagréable à Giglio, fut qu’en examinant en grande hâte sa garde-robe, il ne put s’empêcher de s’avouer à lui-même que son chapeau à plumes ressemblait, à s’y méprendre, à un coq de basse-cour plumé ; que son pourpoint, reteint trois fois, reflétait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; que le manteau laissait trop apercevoir l’art du tailleur, qui avait par de hardis points de couture nargué les efforts du temps rongeur ; que ses culottes de soie bleue bien connues et ses bas roses avaient pris les teintes passées de l’automne. Il saisit tristement sa bourse, qu’il croyait trouver à peu près vide, et il la vit prête à rompre de plénitude.