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contes mystérieux.

— Divine Brambilla ! oui, je pense à toi, à ton beau rêve, s’écria-t-il transporté de joie.

On peut croire que Giglio, tenant en poche l’agréable bourse, qu’il regardait comme une espèce de sac de Fortunatus, courut toutes les boutiques de brocanteurs et de tailleurs pour se procurer un habillement plus beau que n’en eut jamais prince de théâtre. Tout ce que l’on montrait n’était pas assez riche, pas assez magnifique. Enfin il se rappela qu’il ne trouverait de costume satisfaisant que taillé par les mains habiles de Bescapi, et se rendit aussitôt chez lui.

Lorsque celui-ci connut le désir de Giglio, il s’écria, le visage tout illuminé :

— Ô mon cher signor Giglio, j’ai là ce qu’il vous faut.

Et il conduisit sa pratique, avide d’acheter, dans un autre cabinet. Mais Giglio ne fut pas médiocrement surpris en ne trouvant là que des costumes de la comédie italienne et d’autres masques des plus excentriques. Il crut n’avoir pas été compris de Bescapi, et lui fit une description assez vive du riche costume qu’il désirait.


— Accoupleur damné !


— Ah, Dieu ! qu’y a-t-il encore ? s’écria tristement Bescapi. Mon bon signor, je ne crois pourtant pas que de nouvelles attaques…

— Voulez-vous, maître tailleur, me vendre un habillement comme je le désire ? c’est bien, sinon gardez-le ! interrompit Giglio impatienté et faisant en même temps sonner les ducats de sa bourse.

— Bien ! bien ! signor Giglio, répondit Bescapi à demi-voix, ne vous emportez pas. Vous ne savez combien je vous estime. Ah ! si vous aviez un peu, seulement un peu de bon sens…

— Qu’osez-vous dire, monsieur le maître tailleur ? s’écria Giglio furieux.

— Eh ! continua Bescapi, puisque je suis un maître tailleur, je voudrais pouvoir vous prendre convenablement mesure de l’habit, afin qu’il vous allât parfaitement. Vous courez à votre perte, signor Giglio, et je regrette de ne pouvoir vous répéter tout ce que m’a raconté le sage Celionati sur vous et sur le sort qui vous attend.

— Oh ! oh ! dit Giglio, le sage Celionati, le fameux charlatan, qui me poursuit de toutes les manières, qui veut me ravir mon plus grand bonheur, parce qu’il hait mon talent, qu’il me hait moi-même, parce qu’il se révolte contre le sérieux des natures supérieures, parce qu’il voudrait tourner tout en ridicule dans ses sottes momeries, dans ses plaisanteries misérables. Ô mon bon monsieur Bescapi ! je sais tout ; le digne abbé Chiari m’a mis au courant de toutes ses intrigues. L’abbé est un homme admirable, la nature la plus poétique que l’on puisse trouver ; car il a écrit pour moi le Maure blanc, et personne sur vaste terre ne peut jouer le Maure blanc que moi seul.

— Que dites-vous ? s’écria maître Bescapi riant aux éclats ; le digne abbé, que Dieu veuille bientôt appeler à lui pour ajouter à sa collection des natures supérieures, a-t-il donc blanchi un Maure avec les larmes qu’il laisse si torrentiellement tomber de ses yeux ?

— Je vous demande encore une fois si, pour mes bons ducats, vous voulez me vendre, oui ou non, l’habillement que je désire ! répliqua Giglio, contenant avec peine sa colère.

— Avec plaisir, mon bon monsieur Giglio, répondit Bescapi tout joyeux.

Et alors le maître tailleur ouvrit un cabinet où se trouvaient accrochés les plus magnifiques costumes. Giglio en remarqua de suite un qui joignait à une grande richesse une couleur qui attirait ses yeux. Maître Bescapi laissa comprendre que cet habillement serait d’un prix trop élevé, et par conséquent au-dessus des moyens de Giglio.

— Donnez toujours, et faites le prix qu’il vous plaira, dit Giglio en tirant sa bourse.

— Mais je ne peux pas vous le donner, dit Bescapi, il est destiné à un prince étranger, le prince Cornelio Chiapperi.

— Comment ? que dites-vous ? s’écria Giglio ravi jusqu’à l’extase, Eh bien ! cet habit est fait pour moi, et pour nul autre. Heureux Bescapi ! c’est le prince Cornelio Chiapperi lui-même qui est devant vos yeux, et qui a retrouvé chez vous son moi, son être intérieur.

Lorsque Giglio prononça ces paroles, maître Bescapi décrocha les habits, appela un de ses garçons, et lui ordonna, tout en les empaquetant dans une corbeille, de les porter à la suite de Sa Grâce le prince ici présent.

— Gardez votre argent, mon très-gracieux prince, s’écria Bescapi à Giglio, qui voulait le payer. Vous vous pressez trop. Votre très-humble serviteur le recevra toujours assez à temps. Le Maure blanc vous remboursera peut-être cette petite dépense. Dieu vous protége, mon excellent prince !

Giglio jeta au maître tailleur, qui se confondait en révérences plus profondes l’une que l’autre, un regard d’orgueil ; il remit en poche le sac de Fortunatus, et sortit avec le bel habit du prince.


Ils l’entouraient complétement et le regardaient avec des yeux ardents.

Il lui allait à ravir ! Giglio, dans les transports de sa joie, mit un brillant ducat dans la main du garçon tailleur qui l’avait aidé à se déshabiller.

Le garçon tailleur le pria de lui donner en place quelques bons paolis, parce qu’il avait entendu dire que l’or des princes de théâtre n’avait pas cours, et que leurs ducats étaient des boutons ou des liards.

Giglio jeta à la porte le trop sage garçon tailleur ; et après qu’il eut longtemps essayé devant le miroir les gestes les plus gracieux, après qu’il se fut rappelé les plus fantastiques phrases des héros ivres d’amour, et qu’il se fut suffisamment convaincu qu’il était tout à fait irrésistible, il se dirigea hardiment, comme déjà le crépuscule commençait à descendre, vers le palais de Pistoja.

La porte, non cadenassée, céda à la pression de sa main, et il se trouva dans un vestibule garni de colonnes, où régnait le silence