Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
contes mystérieux.

pour ne plus se relever, car il était mort. Et comme il arriva que la reine Eiris ferma au même instant les yeux pour ne plus les rouvrir, alors le conseil d’État se trouva dans un grand embarras pour la succession au trône ; car les époux royaux étaient restés sans enfants.

L’astrologue de la cour, un homme de beaucoup de bon sens, trouva un moyen de conserver encore au pays pendant un an la sage administration du roi Ophioch. Il proposa de faire ce qu’on avait fait avec un prince des esprits bien connu (le roi Salomon), auquel ceux-ci obéirent encore longtemps après sa mort. Le tabletier de la cour fut, en conséquence de ce projet, appelé dans le conseil d’État. Il fit un joli petit piédestal de buis, sur lequel on a placé le corps embaumé du roi Ophioch. Il était assis d’une manière convenable ; au moyen d’un cordon dont l’extrémité descendait comme la corde d’une horloge dans la chambre des conférences du grand conseil, son bras fut dirigé de manière à pouvoir mouvoir son sceptre de tous côtés. Personne ne douta que le roi Ophioch vécût et gouvernât. Seulement la source de l’Urdar présenta de singuliers prodiges. L’eau de la mer qui l’avait formée resta pure et claire ; mais, au lieu de procurer à tous ceux qui s’y miraient une joie indicible, plusieurs de ceux-là, en s’y voyant reflétés avec les objets de la nature, se trouvaient profondément irrités, parce qu’il était contraire à la dignité, à l’intelligence humaine, à toute sagesse péniblement acquise, de voir les objets et soi-même reflétés à l’envers. Et il se trouvait aussi une foule de gens qui s’augmentaient chaque jour et qui prétendaient que les vapeurs du lac pur troublaient les sens et changeaient en folie le sérieux convenable. Plusieurs, dans leur mauvaise humeur, souillaient à plaisir les eaux du lac, si bien qu’il perdit son limpide cristal, devint de plus en plus troublé, et prit enfin l’aspect d’un vilain marais.

Ceci, ô sage Magnus, a attiré sur le pays beaucoup de malheurs, car les gens les plus considérables se frappent le visage et prétendent que c’est la véritable ironie des sages.

Le plus grand malheur est qu’il en a été du roi Ophioch comme d’un certain prince des esprits. Le maudit ver de bois a rongé le siége, et tout à coup Sa Majesté est tombée au beau milieu de ses actes de gouvernement, devant les yeux d’une foule de peuple qui s’était pressée dans la salle du trône, de sorte qu’il a été impossible de cacher plus longtemps sa mort.

Ô sage Hermod, tu as toujours protégé le pays d’Urdargarten, dis, que devons-nous faire pour qu’un digne successeur monte sur le trône, et pour que le lac d’Urdar devienne de nouveau clair et pur ?

Magnus Hermod resta quelque temps dans des méditations profondes, et puis il parla ainsi :

— Attendez neuf fois neuf nuits, et la reine du pays s’épanouira du lac d’Urdar ; d’ici là, gouvernez-vous comme vous pourrez.

Et il arriva que des rayons de feu s’élevèrent sur le marais qui avait été autrefois la source de l’Urdar. C’étaient des esprits du feu qui plongeaient dans les eaux leurs regards brûlants, et des profondeurs se précipitaient en foule au dehors les esprits de la terre. Mais une belle fleur de lotus s’éleva du terrain qui s’était desséché, et, dans le calice de la fleur se trouvait un bel enfant endormi.

C’était la princesse Mystilis !

Quatre des ministres qui avaient été demander les conseils de Magnus Hermod l’enlevèrent avec précaution de son beau berceau. Les quatre mêmes ministres se chargèrent de la tutelle de la princesse, et ils cherchèrent à entourer le jeune enfant de tous les soins qu’ils étaient capables de lui donner. Mais ils tombèrent dans un grand chagrin lorsque la princesse, devenue assez grande pour parler convenablement, commença à employer un langage inintelligible pour tous. On écrivit de tous les côtés à des polyglottes pour reconnaître l’idiome que parlait la princesse ; mais un malin sort voulait que plus ces polyglottes étaient instruits et moins ils comprenaient les paroles que l’enfant prononçait très-clairement et avec une évidente intelligence.

La fleur de lotus avait de nouveau fermé son calice, mais autour d’elle jaillissait en petites sources le cristal de l’eau la plus pure. Les ministres en éprouvèrent une grande joie, car ils ne pouvaient s’empêcher de croire que le miroir de la source de l’Urdar brillerait bientôt à la place du bourbier.

Les sages ministres résolurent de faire, au sujet du langage parlé par la princesse, ce qu’ils auraient dû faire depuis longtemps : d’aller demander les conseils de Magnus Hermod.

Lorsqu’ils pénétrèrent sous les noirs ombrages de la forêt mystérieuse et aperçurent à travers le feuillage épais les massives tours, ils rencontrèrent un vieillard qui lisait attentivement dans un gros livre, assis sur un quartier de roche, et ils reconnurent en lui Magnus Hermod.

À cause de la fraîcheur du soir, Hermod s’était couvert d’une robe de chambre noire, et il avait sur la tête un bonnet garni de zibeline ; ce qui lui seyait bien, mais lui donnait une apparence étrange et un peu triste. Il sembla aussi aux ministres que la barbe d’Hermod était assez en désordre, car elle ressemblait à un buisson d’épines.

Lorsque les ministres lui eurent humblement exposé l’objet de leurs demandes, Hermod se leva et leur jeta un regard d’un éclat si terrible, qu’ils furent sur le point de tomber à genoux, et il se mit à rire si fort, que toute la forêt en trembla et en retentit, de telle sorte que les animaux effrayés se sauvèrent avec grand bruit à travers les bois, et les oiseaux s’élevèrent, en poussant des cris désespérés des épaisseurs des bocages. Les ministres, qui n’avaient jamais vu Magnus Hermod dans cette disposition d’esprit sauvage, ne se sentaient pas très à l’aise. Mais Magnus se rassit sur la grosse pierre, ouvrit le livre, et lut d’une voix solennelle :

— Une pierre noire se trouve dans les sombres salles où autrefois les époux royaux, saisis par le sommeil, la pâle mort sur le front et les joues, ont attendu le son puissant de l’heure magique.

Et sous cette pierre se trouve profondément enseveli ce qui doit donner à tous le bonheur de la vie, formé de boutons et de fleurs c’est pour Mystilis que cet objet doit resplendir ; pour elle, c’est le plus précieux des biens.

L’oiseau aux plumes variées se prend dans le filet que les fées ont fait de leurs mains. L’accomplissement s’approche, les nuages sont dissipés, et l’ennemi lui-même doit se donner la mort.

Pour mieux entendre ouvrez vos oreilles, pour mieux voir prenez des lunettes, si vous voulez être des ministres de quelque valeur mais si vous êtes des ânes, vous êtes tous perdus.

Et alors Magnus ferma son livre avec tant de force qu’il se fit un bruit comme un fort coup de tonnerre, et que tous les ministres tombèrent renversés sur le dos. Lorsqu’ils se relevèrent Magnus avait disparu.

Arrivés à Urdargarten, ils se rendirent aussitôt dans la salle où le roi Ophioch et la reine Eiris avaient passé endormis treize fois treize lunes ; ils levèrent la pierre noire et trouvèrent, profondément enfouie dans la terre, une petite cassette merveilleusement travaillée et du plus bel ivoire. Ils la mirent dans la main de la princesse Mystilis, qui pressa aussitôt un ressort : le couvercle s’ouvrit et lui laissa prendre le joli appareil à faire du filet qui se trouvait dans la boîte. À peine eut-elle cet objet dans les mains qu’elle se mit à rire tout haut de joie, et dit distinctement :

— Ma petite grand’mère l’avait placé dans mon berceau ; mais vous, fripons, vous me l’aviez dérobé, et vous ne me l’auriez pas rendu si vous n’étiez pas tombés sur le nez dans la forêt.

Et la princesse se mit aussitôt à faire du filet avec ardeur.

Les ministres se préparaient à faire tous ensemble des sauts de joie, lorsque la princesse tout d’un coup se roidit et se rassembla en une jolie petite poupée de porcelaine.

Si la joie des ministres avait d’abord été excessive, leur chagrin fut encore plus grand. Ils pleurèrent et sanglotèrent tellement qu’on les entendait de tout le palais, jusqu’à ce que tout à coup l’un d’eux se mit à réfléchir, s’essuya les yeux avec sa tunique et parla de la sorte :

— Ministres, — collègues, — camarades, — je crois que le grand Magnus a raison, et que nous sommes, — nous sommes ce que nous voulons être. L’énigme est-elle devinée ? L’oiseau aux plumes variées est-il pris ? Le filet, c’est le lacet qui doit le prendre.

Sur l’ordre des ministres, les plus belles femmes du royaume, de vraies fées pour la figure et les manières, furent rassemblées dans le palais et couvertes des robes les plus riches. Elles devaient faire incessamment du filet. Mais cela fut inutile. L’oiseau ne se montra pas ; la princesse Mystilis resta une petite poupée de porcelaine, les eaux ruisselantes de l’Urdar se desséchèrent de plus en plus, et tous les vassaux du royaume tombèrent dans le mécontentement le plus amer.

Il arriva de là que les quatre ministres, presque réduits au désespoir, allèrent s’asseoir près du marais qui avait été autrefois leur beau lac miroitant ; ils laissèrent éclater leurs plaintes et supplièrent Magnus, avec les phrases les plus touchantes, d’avoir pitié d’eux et des pauvres habitants de l’Urdar.

Un sourd gémissement monta du fond des eaux, la fleur du lotus ouvrit son calice, et il en sortit le grand Magnus, qui dit d’une voix courroucée :

— Malheureux aveugles ! ce n’est pas à moi que vous avez parlé dans la forêt, c’est au noir démon Typhon lui-même, qui vous a enveloppés d’un charme maudit et vous a livré le maudit secret de la boîte de filet. Mais, par malheur pour lui, il a dit plus de vérités qu’il ne voulait le faire. Si les mains tendres des dames fées peuvent faire le filet, l’oiseau peut aussi être pris ; mais écoutez l’énigme véritable dont l’explication délivrera la princesse de son enchantement.

Le vieillard avait lu jusque-là ; il s’arrêta, s’éleva de son siége et parla ainsi à la petite poupée qui se trouvait au milieu du cercle, sur l’autel de porphyre :

— Bons, excellents époux royaux, cher Ophioch, Eiris vénérée, ne dédaignez pas de nous suivre dans notre pèlerinage, dans le costume commode de voyage que je vous ai donné. Moi, votre ami Ruffiamonte, je tiendrai mes promesses.

Alors Ruffiamonte parcourut des yeux le cercle des dames et dit :

— Il est temps pour vous de déposer votre ouvrage et de réciter les mystérieuses paroles que le grand Magnus Hermod dit du calice de la merveilleuse fleur de lotus.

Et, pendant que Ruffiamonte battait fortement la mesure avec un petit bâton d’argent sur le livre ouvert, les dames, après avoir quitté