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la princesse brambilla.

de la mort. Tout en regardant avec étonnement autour de lui, de sombres images du passé s’élevèrent du fond de son âme. Il lui semblait qu’il était déjà venu en ce lieu ; mais, comme rien ne pouvait prendre une forme précise en lui-même, comme toute sa peine, en fixant ses yeux sur ces images, était vaine, il se sentit saisi d’une inquiétude, d’une oppression, qui lui étaient le courage de pousser plus loin son aventure.

Au moment de sortir du palais, il fut sur le point de tomber à terre, glacé d’effroi, lorsqu’il vit en face de lui son moi comme enveloppé d’un brouillard. Bientôt il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour son double lui-même n’était que son reflet que lui jetait une sombre glace placée devant lui. Mais au même instant il lui sembla que cent douces voix murmuraient :

— Ô signor Giglio ! comme vous êtes beau, comme vous êtes magnifique !

Giglio se posa devant un miroir en buste, leva la tête, mit la main gauche sur le côté, et s’écria pathétiquement en élevant la droite :

— Courage, Giglio, courage ! ton bonheur est certain, cours le saisir !


Le parrain Drosselmeir.

Et alors il commença à marcher du haut en bas, d’un pas toujours plus assuré. Il toussa : le silence continuait, nul être vivant ne se faisait voir. Alors il essaya d’ouvrir tantôt une porte, tantôt une autre : toutes étaient fermées.

Que lui restait-il à faire, sinon de monter le large escalier de marbre qui se déployait magnifiquement des deux côtés du vestibule ?

Arrivé sur un corridor supérieur, dont l’ornementation correspondait à la simple magnificence de l’ensemble, Giglio crut entendre venir des lointains le son bizarre d’un instrument inconnu. Il s’approcha avec précaution, et remarqua bientôt une éblouissante lumière, qui tombait sur les murs du corridor par le trou de la serrure. Puis il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour le son d’un instrument inconnu était la voix d’un homme qui résonnait en effet d’une manière étrange. Tantôt on aurait dit que l’on frappait des cymbales, tantôt on aurait cru entendre une flûte d’un son bas et sourd.

Lorsque Giglio se trouva devant la porte, elle s’ouvrit d’elle-même ; il entra et resta immobile d’étonnement. Il se trouvait dans une salle énorme, dont les murs étaient revêtus de marbres tigrés de pourpre ; d’une haute coupole descendait un lustre dont le feu brillant recouvrait tous les objets d’un reflet d’or. Dans le fond, une riche draperie d’étoffe d’or formait le baldaquin d’un trône sous lequel, placé sur une estrade de cinq marches, se trouvait un fauteuil à bras, doré, foulant des tapis de couleurs variées. Et sur ce fauteuil était assis un homme vieux et petit, avec une longue barbe blanche, habillé d’une robe d’étoffe d’argent, qu’il avait déjà portée au cortége de la princesse Brambilla, dans la tulipe brillante d’or. Comme autrefois, il portait sur sa tête vénérable une espèce d’entonnoir d’argent ; comme autrefois, il portait sur le nez d’immenses lunettes ; comme autrefois aussi, il lisait à voix haute (et c’était cette voix que Giglio avait entendue de loin) dans un grand livre ouvert et placé sur le dos d’un petit Maure agenouillé devant lui.

Des deux côtés se trouvaient les autruches, comme de puissants satellites, et l’une après l’autre elles tournaient avec leurs becs les feuilles du livre à mesure que le vieillard les avait lues.

Tout autour, placées en demi-cercle, étaient assises une centaine de dames admirablement belles ; on aurait pu les prendre pour des fées, car elles portaient le costume qu’on leur prête. Toutes faisaient du filet avec ardeur. Au milieu du demi-cercle, devant le vieux, deux petites poupées étranges, la tête ornée d’une couronne royale, étaient assises sur un petit autel de porphyre. Elles paraissaient dormir.

Lorsque Giglio se fut un peu remis de son étonnement, il voulut annoncer sa présence. Mais à peine avait-il rassemblé ses idées pour parler, qu’il reçut un violent coup de poing par derrière. À son grand effroi, il aperçut une rangée de Maures armés de longues piques et de petits sabres. Ils l’entouraient complétement, et le regardaient avec des yeux ardents et en montrant leurs dents d’ivoire.

Giglio vit que le meilleur parti à prendre était la patience.

Ce que le vieillard lisait aux dames disait à peu près ceci :

Le signe de feu de l’homme des eaux est au-dessus de nous. Le dauphin nage sur les vagues mugissantes vers l’ouest, et jette de ses naseaux le pur cristal dans le fleuve brumeux.

Il est temps que je vous parle des grands mystères qui s’accomplirent, de l’étonnante énigme dont l’explication vous sauvera d’une perte terrible. Sur les créneaux de la tour était Magnus Hermod, et il observait le cours des astres. Alors quatre hommes âgés, enveloppés dans des tuniques dont la couleur ressemblait à celle du feuillage, s’avancèrent vers la tour et montèrent le sentier qui y conduisait. Quand ils furent au pied de cette tour, ce fut un grand cri de détresse.

— Écoute-nous, écoute-nous, grand Hermod, disaient-ils, ne sois pas sourd à nos plaintes ; sors de ton profond sommeil. Si nous avions la force de tendre l’arc du roi Ophioch, nous te percerions le cœur d’une flèche, comme il l’a fait, et tu serais forcé de descendre, et tu ne resterais pas là-haut, assailli par les vents impétueux comme une souche de bois insensible. Mais, vénérable vieillard, si tu ne veux pas t’éveiller, nous avons préparé des objets propres à être lancés vers toi, et nous voulons atteindre ta poitrine avec de lourdes pierres, afin que le sentiment humain qui y est renfermé s’éveille.

Éveille-toi, beau vieillard !

Magnus Hermod regarda en bas, s’appuya sur la balustrade, et dit d’une voix qui ressemblait au sourd mugissement de la mer, aux plaintes de la tempête qui s’approche :

— Vous, gens qui parlez en bas, ne soyez pas des ânes. Je ne dors pas et ne dois pas être éveillé par des flèches et des débris de rocher. Je sais à peu près ce que vous voulez, mes chers amis ; attendez un peu, je vais descendre. Cueillez quelques fraises en attendant, ou cherchez une distraction assis sur ces grandes pierres. Je viens à l’instant.

Lorsque Hermod fut descendu et qu’il eut pris place sur un grand rocher couvert du moelleux et bariolé tapis de la mousse la plus belle, celui des hommes qui paraissait le plus âgé, et dont la barbe blanche descendait jusqu’à la ceinture, s’exprima en ces termes :

— Grand Hermod, tu sais certainement d’avance tout ce que je vais te dire, et mieux que moi-même ; mais pour te montrer que je le sais aussi, je dois en parler.

— Parle, jeune homme, répondit Hermod, je t’écouterai volontiers, car ce que tu viens d’avancer m’annonce que ton intelligence est grande, si ce n’est point encore la profonde sagesse, bien que tu aies quitté à peine les chaussures de l’enfance.

-Vous savez, grand Magnus, continua l’orateur, que le roi Ophioch parla ainsi un jour dans le conseil, lorsqu’il y était question que chaque vassal serait tenu d’apporter chaque année une certaine quantité d’esprit au magasin de tout plaisir dans le royaume, au profit des pauvres :

— Le moment où l’homme tombe est le premier où se dresse son moi véritable.

Vous savez qu’il tomba, après avoir à peine prononcé ces paroles,