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contes mystérieux.

ment dans un coin où, les yeux fermés, il aspirait les parfums mystiques de la frangipane et des gâteaux de tout genre qui partaient de la chambre. Et alors il se sentait trembler d’un frisson mystérieux, lorsqu’en ouvrant tout à coup les yeux, les brillantes lumières qui sortaient des fentes de la porte éblouissaient sa vue et dansaient çà et là sur le mur.

Enfin une cloche d’argent retentit, les portes du salon s’ouvrirent et Peregrinus se précipita dans une véritable mer de feu de bougies pétillantes de Noël, de toutes les couleurs.

Peregrinus ébloui s’arrêta fixe devant une table où se trouvaient rangés en bel ordre les plus magnifiques cadeaux, et il poussa un cri d’admiration.

Jamais l’arbre de Noël n’avait porté de si beaux fruits, car toutes les sucreries qui ont un nom, et avec elles des noix d’or, des pommes d’or du jardin des Hespérides, étaient suspendues aux branches, qui pliaient sous leur poids. Le nombre des joujoux de choix (comme militaires de plomb, chasseurs, livres d’images ouverts, etc.), peut à peine se décrire.

Il ne s’aventura pas à toucher encore à une seule des richesses qui lui étaient données ; il avait assez à faire de surmonter son étonnement et de savourer sa joie en pensant que tout cela était véritablement à lui.

— Ô mes chers parents ! ô ma bonne Aline !

Ainsi s’écria Peregrinus dans le sentiment de son enthousiasme extrême.

— Eh bien, répondit Aline, ai-je bien fait les choses, petit Pellegrin ? Es-tu content, mon enfant ? Ne veux-tu pas regarder de près tous ces jolis objets ? Ne veux-tu pas essayer le nouveau cheval et le beau renard ?

— Un cheval magnifique ! dit Peregrinus en contemplant avec des larmes de joie dans les yeux un cheval de bois tout bridé, superbe, de pure race arabe.

Et il monta aussitôt le noble animal. Peregrinus pouvait être du reste un excellent cavalier ; mais il avait sans doute cette fois fait une faute quelconque en équitation, car Pontife (c’était le nom du cheval) se cabra en hennissant et le jeta assez misérablement sur le dos, les jambes en l’air. Avant qu’Aline, mortellement effrayée, eût pu voler à son secours, Peregrinus s’était relevé et avait saisi les brides de l’animal, qui voulait s’échapper en lançant maintes ruades. Mais notre cavalier s’élança de nouveau sur son dos, et employant tour à tour la force, l’adresse et toutes les ressources de l’art, il parvint à si bien dompter l’étalon, que celui-ci trembla, gémit, et reconnut Peregrinus pour son maître.

Aline, lorsque Peregrinus eut mis pied à terre, conduisit dans l’écurie le coursier docile.

Les exercices d’équitation, qui avaient causé dans la chambre, et même dans la maison, un bruit un peu désordonné, furent alors terminés, et Peregrinus s’assit à la table pour considérer de plus près les autres brillants cadeaux.

Avec quel bien-être ne dévora-t-il pas quelques morceaux de frangipane, tout en faisant tout à tour jouer les ressorts de cette poupée mouvante, et regardant les images de ce livre. Parfois, en général expérimenté, il jetait un coup d’œil sur son armée, qu’il trouvait bien uniformément habillée, et qu’il regardait avec raison comme invincible, parce qu’aucun soldat n’avait d’estomac dans le corps. Il en arriva en dernier aux objets de chasse ; mais il remarqua avec chagrin qu’il ne s’y trouvait qu’un lièvre et un renard, et que le cerf et le sanglier manquaient absolument. Et cependant ils devaient être là, personne ne le savait mieux que Peregrinus, qui avait tout acheté lui-même avec un soin minutieux. Cependant !…

Il nous paraît tout à fait nécessaire d’éviter au lecteur les singulières méprises dans lesquelles il pourrait tomber si l’auteur continuait son récit à tort et à travers, sans penser que si lui sait le but de cette exposition de jouets d’enfants dont il parle, il n’en est pas de même du lecteur, qui l’ignore et veut être mis au fait.

On se tromperait fort si l’on imaginait que Peregrinus Tyss est enfant à qui une bonne mère ou bien une femme quelconque, sa parente, portant le nom romantique d’Aline, fait des cadeaux le jour de Noël.

Le sieur Peregrinus Tyss avait trente-six ans, et était bien près de ce que l’on appelle les meilleures années. Six ans auparavant, on disait de lui qu’il était très-beau garçon, et maintenant on le nommait à bon droit un homme de belle tournure ; mais toujours, autrefois comme aujourd’hui, on se plaignait et on s’était plaint que Peregrinus se tenait trop éloigné du monde, qu’il ne connaissait pas la vie, et que certainement il devrait être atteint de quelque aliénation mentale. Les pères dont les filles étaient en âge d’être mariées pensaient que le bon Tyss ferait très-bien, pour se guérir, de se choisir une femme, et qu’il n’avait pas de refus bien probable à craindre. Et la pensée des pères avait sur ce dernier point cela de raisonnable que le sieur Peregrinus, en outre des agréments de sa personne, dont nous avons parlé, possédait aussi une fortune très-considérable, que son père, le sieur Balthazar, marchand très-renommé, lui avait laissée en héritage.

À des hommes ainsi dotés une fille, lorsqu’elle se trouve dans l’âge de vingt-trois à vingt-quatre ans, répond à cette demande innocente :

— Voulez-vous faire mon bonheur en me donnant votre main ? avec un front rougissant, des yeux baissés et ces paroles :

— Parlez à mes parents ; j’obéirai à leurs ordres ; c’est à eux de décider.

Et quant aux parents, ils joignent les mains et disent :

— Puisque c’est la volonté de Dieu, nous ne nous y opposerons pas, mon fils !

Mais le sieur Peregrinus Tyss ne paraissait pas avoir la moindre disposition pour le mariage ; car s’il évitait en général la société des hommes, il montrait en particulier une étrange idiosyncrasie contre les femmes. La présence d’une femme faisait tomber de son front des gouttes de sueur, et si l’une d’elles lui parlait et qu’elle fût assez jolie, il éprouvait une espèce de crainte qui lui liait la langue et donnait à tous ses membres un tremblement nerveux. Cela venait peut-être aussi que sa vieille gouvernante était d’une laideur telle que, dans le quartier où demeurait le sieur Peregrinus, plusieurs bourgeois la regardaient comme un phénomène d’histoire naturelle. Ses cheveux à moitié noirs et à moitié gris, ses yeux éraillés, son gros nez couleur de cuivre se recourbant sur des lèvres d’un bleu pâle, lui donnaient l’apparence complète d’une sorcière du Bloksberg, et elle eût, deux siècles plus tôt, difficilement échappé au bûcher ; mais le sieur Peregrinus Tyss, et beaucoup d’autres encore, la regardaient comme une femme excellente. Et cela l’était en effet. Il est à considérer toutefois que, pour le soutien de son corps et d’autres nécessités, elle buvait bien quelques verres d’eau-de-vie pendant la journée, et qu’elle tirait aussi trop souvent de sa poche une tabatière énorme de laque noire, au moyen de laquelle elle remplissait ses narines considérables de véritable tabac d’Offenbach.

Le bienveillant lecteur a déjà remarqué sans doute que cette notable personne est la même Alice qui a préparé les cadeaux de nouvelle année.

Elle avait reçu, le ciel sait pourquoi, le nom célèbre de la reine du Golconde.

Toutefois, si les pères désiraient que le riche et beau sieur Peregrinus se départit de sa haine pour les femmes et se décidât au mariage, les vieux garçons, par contre, prétendaient que le sieur Peregrinus avait parfaitement raison de n’en rien faire ; car il n’avait pas l’humeur, disaient-ils, convenable pour faire une chose pareille.

Le pis de tout cela était qu’en prononçant le mot humeur, ils prenaient un air mystérieux, et s’il arrivait qu’on les questionnât davantage, ils donnaient très-clairement à comprendre que le sieur Peregrinus était malheureusement un peu fou, défaut qui datait de sa plus tendre enfance.

Les gens (et ils étaient nombreux) qui pensaient que le pauvre Peregrinus n’avait pas sa raison appartenaient principalement à ces hommes qui sont fermement convaincus que sur le grand chemin de la vie, que l’on doit suivre en se conformant à la raison et à la sagesse, le nez est le meilleur guide, et qui garnissent d’épouvantails maints bosquets, maintes prairies de leur voisinage, plutôt que de se laisser séduire par leurs parfums odorants ou les fleurs qui les émaillent.

Il est vrai aussi que Peregrinus avait en lui bien des choses étranges, où les gens ne comprenaient rien.

Nous avons déjà dit que le père de Peregrinus Tyss était un commerçant très-riche, et nous ajouterons qu’il possédait une maison sur le marché des chevaux, et que c’est dans une chambre de cette maison, et dans la même chambre où Peregrinus enfant recevait ses cadeaux de Noël, que Peregrinus homme fait les recevait encore, et alors il n’y a pas à douter que le lieu où se passent les aventures singulières qui vont être racontées n’est autre que la célèbre et charmante ville de Francfort-sur-le-Mein.

Nous n’avons rien de particulier à raconter sur les parents de Peregrinus, sinon que c’étaient des gens très-tranquilles, dont on n’avait que du bien à dire. La considération illimitée dont le sieur Tyss jouissait à la bourse avait été acquise par la justesse, la certitude de ses opérations et les richesses qu’il avait amassées, et parce qu’il avait conservé la simplicité de ses manières et n’avait jamais fait parade de sa fortune. Il ne montrait d’avarice ni dans les grandes ni dans les petites choses, et était d’une indulgence extrême pour les débiteurs insolvables tombés dans le malheur, même par leur faute.

Le mariage de sieur Tyss était resté très-longtemps infructueux. Mais enfin, après environ vingt années de mariage, madame Tyss comble de joie son mari en lui donnant un bel enfant, qui était justement notre Peregrinus.

On peut se figurer le bonheur des deux époux. On parle encore à présent de la magnifique fête que le sieur Tyss donna à l’occasion du baptême, et dans laquelle les plus nobles vins du Rhin furent prodigués comme dans un festin royal ; mais ce qui augmenta encore la réputation du sieur Tyss fut qu’il invita à ce baptême quelques personnes qui avaient agi hostilement à son égard et lui avaient fait très-souvent du tort, et d’autres auxquels il croyait avoir été nuisible, de sorte que le repas fut une véritablement fête de paix et de réconciliation.