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maître floh.

Hélas ! le bon sieur Tyss ne prévoyait guère que ce même fils, dont la naissance lui causait tant de joie, serait bientôt pour lui un sujet d’amers chagrins. Déjà, dans son bas âge, l’enfant Peregrinus annonçait une singulière disposition d’humeur : car, après avoir crié pendant plusieurs semaines jour et nuit sans s’arrêter un instant, il se tut tout à fait et devint complétement immobile, sans que l’on pût lui trouver la moindre maladie physique. Il semblait incapable d’éprouver la plus légère sensation ; sa petite figure ne se crispait ni pour pleurer ni pour rire, et il ressemblait à une poupée inanimée. Sa mère s’imagina qu’elle avait été frappée en couches de la figure du vieux teneur de livres, qui depuis vingt ans, était assis roide et muet, et avec un visage impassible, devant son grand livre dans le comptoir, et elle versa bien des larmes brûlantes sur le petit automate.

Enfin, il vint à la marraine l’heureuse idée d’apporter au petit Peregrinus un arlequin très-bariolé et en somme assez laid. Les yeux de l’enfant s’animèrent d’une façon étrange, sa bouche se crispa pour un doux sourire. Il saisit la poupée et la serra contre sa poitrine aussitôt qu’on la lui donna. Alors l’enfant regarda de nouveau le brillant joujou avec un regard presque intelligent, de sorte qu’il sembla que le sentiment et la raison se fussent tout à coup éveillés en lui, et même avec plus de vivacité qu’on n’en trouve d’ordinaire chez les enfants de cet âge.

— Vous ne l’élèverez pas, il montre trop de conception, dit la marraine. Regardez ses yeux ; ils pensent déjà plus qu’ils ne devraient penser.

Toutefois le temps où les enfants doivent parler était passé depuis longtemps, et il n’avait pas encore prononcé une syllabe. On aurait pu le croire sourd-muet s’il n’avait pas regardé parfois celui qui lui parlait avec un regard si attentif, et en laissant si bien voir sur sa figure, joyeuse ou triste, les affections qu’il éprouvait, qu’il ne pouvait venir en doute à personne que non-seulement il entendit, mais qu’il comprit tout.

L’étonnement de la mère n’en fut pas moins grand lorsqu’elle eut acquis la preuve de ce que lui avait dit la nourrice, c’est-à-dire que pendant la nuit l’enfant, lorsqu’il était couché et croyait n’être pas entendu, disait quelques mots, quelques phrases, et non pas dans un tel baragouin qu’il fût impossible de le comprendre avec une certaine habitude.

Le ciel a donné aux femmes le tact tout particulier de suivre intelligemment les différents développements de la nature humaine à partir du berceau, et c’est pour cela qu’elles nous sont de beaucoup supérieures pour l’éducation des premières années de l’enfance.

En conséquence de ce tact, madame Tyss se garda bien de vouloir exciter l’enfant à parler ; elle essayait seulement d’une manière adroite de lui offrir des occasions de développer le beau talent de la parole, lentement, mais clairement, et à l’admiration de tous. Cependant il témoignait toujours une répugnance assez grande pour ce genre d’éloquence, et paraissait être surtout content lorsqu’on le laissait tranquille.

Mais le sieur Tyss éprouva des chagrins bien plus grands encore. Lorsque l’enfant devint un jeune garçon, et par conséquent en âge d’apprendre, il fallait les plus grandes peines pour lui enseigner la moindre chose. Il en était de la lecture et de l’écriture comme du parler. Quelquefois il était impossible d’en rien tirer, et d’autres fois il faisait, contre toute espérance, des progrès rapides. Les professeurs abandonnaient sa maison l’un après l’autre, non parce que l’élève montrait de la mauvaise volonté, mais parce qu’il leur était impossible de comprendre sa nature. Peregrinus était tranquille, convenable, assidu, et cependant il n’y avait pas à penser à employer avec lui cette éducation systématique que suivent ordinairement les professeurs. Sa nature s’y refusait absolument ; en revanche, il s’adonnait de tout son cœur à ce que lui indiquait son sentiment intime, et tout le reste l’inquiétait peu. Mais toute chose extraordinaire éveillait sa fantaisie, et il s’y faisait une vie exclusive.

Ainsi on lui avait donné une esquisse de la ville de Pékin, avec ses rues, ses maisons, et ce dessin tenait tout le mur de sa chambre. En voyant cette ville féerique et ses habitants singuliers qui semblaient se presser dans ses murs, Peregrinus se sentit comme un coup de baguette, transporté dans un autre monde, où il se trouvait à son aise. Il se jeta avec un ardent désir sur tout ce qu’il put trouver de la Chine et des Chinois, et surtout de Pékin. Il s’efforçait de conformer sa voix, en chantant au dessin du luth chinois qu’il possédait, et il cherchait, au moyen de petits papiers découpés, à donner à sa robe de chambre l’apparence la plus chinoise possible, pour pouvoir se promener convenablement dans les rues de Pékin, et il était dans l’enthousiasme. Bien autre chose ne pouvait attirer son attention, et cela au grand désespoir des professeurs, qui ne pouvait l’enlever de Pékin. Ce qui fit que son père fit enlever Pékin de sa chambre.

Le sieur Tyss voyait aussi comme une chose de mauvais augure le jeune Peregrinus témoigner plus de goût pour les fennings que pour les ducats, car il montrait contre les sacs d’argent et les grands livres une aversion bien marquée. Mais ce qui paraissait étrange, c’est qu’il ne pouvait entendre prononcer le mot change sans être attaqué d’un tremblement nerveux, et il assurait que cela lui faisait le même effet que s’il entendait gratter une vitre avec la pointe d’un couteau.

Il n’y avait pas à penser à en faire un commerçant, et malgré tout le plaisir qu’eût eu le Sieur Tyss en voyant son fils marcher sur ses traces, cependant il renonça à cette espérance, dans l’espoir que Peregrinus s’adonnerait à une profession qui saurait mieux lui plaire.

Le sieur Tyss avait pour principe que l’homme le plus riche doit avoir une occupation, et conséquemment un but dans la vie. Il avait en horreur les gens inoccupés, et Peregrinus, malgré toutes les connaissances qu’il acquérait par lui-même et qui dormaient en lui confusément mêlées, avait justement les plus grandes dispositions à ne rien faire. C’était le plus amer chagrin du vieux Tyss.

Peregrinus ne voulait absolument rien savoir du monde réel ; le père, de son côté, ne pouvait vivre ailleurs ; et il devait nécessairement arriver que plus Peregrinus avançait en âge, et plus il se formait une scission entre le père et le fils, au grand désespoir de la mère, qui passait volontiers à son enfant, qui était bon aimant, le meilleur des fils enfin, son incompréhensible propension aux rêveries et aux chimères. Et elle ne pouvait comprendre pourquoi le père voulait absolument forcer son fil à prendre un état.

Le vieux Tyss, d’après le conseil d’amis éprouvés, envoya son fils à l’université d’Iéna ; mais lorsqu’il revint, trois ans après, le vieillard s’écria plein de chagrin et de colère : « Ne l’avais-je pas prévu ? Il est parti Jean le rêveur, et il revient Jean le rêveur.

Et en cela, il avait parfaitement raison. Peregrinus n’avait rien changé à sa manière d’être, il était resté toujours le même. Cependant le vieillard ne perdit pas l’espoir de mettre à la raison son fils à tête dure, pensant que s’il le poussait de vive force dans les affaires, il y prendrait goût à la fin, et deviendrait tout autre.

Il lui donna pour Hambourg une commission qui ne demandait pas des connaissances commerciales précisément bien étendues, et le recommanda en outre à un de ses amis de ce pays, qui devait le seconder parfaitement en tout.

Peregrinus arriva à Hambourg, porta non-seulement la lettre de recommandation à son adresse, mais remit aussi aux divers commerçants amis de son père tous les papiers qui avaient rapport à l’affaire dont il était chargé, et puis il disparut sans que personne pût savoir où il était allé.

L’ami écrivit aussitôt au sieur Tyss.

« Votre honorée du … m’a été remise exactement par votre fils, celui-ci n’a pas reparu, et il est aussitôt reparti de Hambourg.

» Le poivre n’est pas en faveur, les cotons sont mous, le café seul est un peu demandé, le sucre brut se soutient, et l’indigo va monter, selon toutes les prévisions.

» J’ai l’honneur, etc. »

Cette lettre aurait jeté le sieur Tyss et sa femme dans la plus grande inquiétude, s’ils n’avaient, par la même poste, reçu une lettre de leur fils, dans laquelle il s’excusait avec les expressions du plus vif regret de ne pas avoir pu remplir la commission de son père d’une manière convenable, parce qu’il s’était trouvé irrésistiblement entraîné vers des pays lointains, d’où il espérait pouvoir revenir heureusement dans sa patrie après le délai d’une année.

— Il n’y a pas de mal, dit le vieillard, que le jeune homme voie un peu le monde, cela le tirera de ses rêveries.

— Mais il pourra manquer d’argent dans un aussi grand voyage, dit la mère, puisque dans son étourderie il a oublié d’écrire où il allait.

— S’il a besoin d’argent, reprit le sieur Tyss en riant, il fera d’autant mieux connaissance avec le monde véritable, et s’il ne nous a pas écrit où il doit aller, il sait pourtant où il devra adresser ses lettres.

On n’a jamais su où Peregrinus avait dirigé son voyage ; plusieurs prétendaient qu’il était allé dans les grandes Indes ; d’autres prétendaient qu’il en avait seulement eu l’idée, toujours est-il qu’il dut aller assez loin, car il revint à Francfort non pas après le délai d’une année, comme il l’avait annoncé à ses parents, mais après trois ans d’absence. Il revenait à pied et dans un costume en assez mauvais état. Il trouva la maison de ses parents fermée. Il avait beau frapper et sonner, personne ne bougeait au dedans.

Enfin un voisin revint de la bourse, et Peregrinus lui demanda si son père était en voyage.

Le voisin fit trois pas en arrière de surprise, et s’écria :

— Monsieur Peregrinus Tyss, vous voilà enfin revenu ! c’est bien vous ! mais vous ne savez donc pas ?

Et Peregrinus apprit que pendant son absence son père et sa mère étaient morts l’un après l’autre ; la police avait mis les scellés, et l’avait invité par des annonces publiques, car on ignorait le lieu de sa demeure, à se rendre à Francfort pour recevoir son héritage.

Peregrinus resta devant le voisin sans pouvoir prononcer une parole. Pour la première fois le chagrin de la vie déchira sa poitrine, et il vit tomber en éclats le beau monde brillant où il avait vécu si joyeusement jusqu’alors.

Le voisin vit que Peregrinus était complétement incapable de faire même la plus petite démarche pour ses intérêts. Il le reçut chez lui, se chargea de tout, et s’en acquitta avec une telle ardeur que le soir même Peregrinus se trouva installé dans la maison paternelle.

Épuisé, brisé par une inconsolable douleur qu’il n’avait jamais connue, il tomba dans le grand fauteuil de son père, qui se trouvait à la place où il avait toujours été, et une voix lui dit :