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casse-noisette.

Ici le conteur s’arrêta et remit le reste de l’histoire au lendemain, et comme il s’apprêtait à sortir, Fritz lui demanda :

— Dis-moi, parrain Drosselmeier, est-ce vrai que tu as inventé les souricières ?

— Quelle folie ! dit la mère.

Mais Drosselmeier répondit tout bas, en riant d’une façon singulière : — Ne suis-je donc pas un habile horloger, et ne suis-je pas capable de les inventer ?


SUITE DE L’HISTOIRE DE LA NOIX DURE.


— Vous savez, mes enfants, reprit le conseiller dans la soirée suivante, pourquoi la reine faisait si activement surveiller la princesse Pirlipat. Elle était trop sage pour se laisser prendre par les machines de Drosselmeier, et l’astronome particulier de la cour prétendait savoir que la famille du matou Schnurr était capable d’éloigner la dame Mauserink du berceau, et voici pourquoi chaque nourrice tenait sur ses genoux un membre de cette famille, qui du reste était attachée à la cour comme conseillère secrète des légations, et l’on cherchait à adoucir leur pénible service par des caresses convenables.

Il était déjà minuit, lorsqu’une des nourrices particulières, placée tout près du berceau, s’éveilla comme d’un profond sommeil ; tout autour d’elle on dormait. Aucun bruit, un silence de mort si profond qu’il permettait d’entendre le travail du ver dans le bois ; mais que devint la surveillante lorsqu’elle aperçut juste devant elle une grosse souris, très-laide, qui, dressée sur ses pattes de derrière, avait placé sa tête près du visage de la princesse ! Elle se leva avec un cri terrible ; tout le monde s’éveilla, et la souris (c’était dame Mauserink) s’élança vers un coin de la chambre. Les conseillers de légation se précipitèrent à sa poursuite, mais trop tard ; elle disparut dans une fente du plancher. La petite Pirlipat se réveilla à tout ce bruit et se mit à crier très-fort.

— Grâce au ciel, elle vit ! s’écrièrent les surveillantes.

Mais quel ne fut pas leur effroi en regardant l’enfant : à la place d’une tête blanche et rose, aux boucles d’or, on vit une tête épaisse et sans forme, sur un petit corps rapetissé et racorni. Les yeux bleus étaient devenus des yeux fixes, verts et sans regard, et la bouche s’étendait d’une oreille à l’autre. La reine était prête à mourir de chagrin et à suffoquer de sanglots, et il fallut garnir de tapis les murs du cabinet de travail du roi, parce qu’il s’y frappait la tête en criant : — Malheureux monarque que je suis !

Il aurait pu se convaincre qu’il eût été mieux pour lui de manger des saucisses sans lard, et de laisser la dame Mauserink vivre en paix sous son foyer avec sa lignée ; mais cela ne lui vint pas en idée, et il rejeta toute la faute sur l’horloger mécanicien de la cour, Christian-Elias Drosselmeier de Nuremberg, et il rendit le suivant arrêt :

« Drosselmeier devra, dans l’espace de quatre semaines, rendre à la princesse Pirlipat sa première figure, ou indiquer un moyen efficace d’exécuter cette œuvre, faute de quoi il devra mourir misérablement par la hache du bourreau. »

Drosselmeier ne fut pas peu effrayé ; toutefois il eut confiance en son adresse et en son étoile, et commença de suite la première opération nécessaire. Il démonta entièrement la princesse Pirlipat, dévissa ses pieds mignons et ses petites mains, examina leur structure intérieure. Mais il vit que plus la princesse grandirait, plus elle serait laide, et il ne savait comment y remédier. Il la remonta soigneusement, et retomba auprès de son berceau, qu’il ne devait pas quitter, dans une profonde tristesse.

— Où suis-je ?

— Où suis-je ?

Déjà la quatrième semaine commençait, lorsque le roi jeta dans la chambre un regard plein de courroux, et dit en le menaçant de son sceptre :

— Christian-Elias Drosselmeier, guéris la princesse, ou tu mourras !

Drosselmeier se mit à pleurer amèrement ; mais la princesse Pirlipat se mit joyeuse à casser des noix. Pour la première fois, le mécanicien remarqua pour les noix l’appétit de Pirlipat, et il se rappela qu’elle était venue au monde avec des dents. Et dans le fait après sa transformation elle avait crié jusqu’à ce qu’on lui eût donné par hasard une noix ; alors elle l’avait brisée, en avait mangé l’intérieur et s’était tenue tranquille. Depuis ce temps, les nourrices ne trouvaient rien de mieux que de lui apporter des noix.

— Ô saint instinct de la nature ! éternelle et inépuisable sympathie de tous les êtres ! s’écria Drosselmeier, tu me montres la porte de tes mystères ; je vais frapper, et elle s’ouvrira.

Il demanda aussitôt la faveur d’un entretien avec l’astronome de la cour, et fut conduit près de lui avec une nombreuse escorte. Ces deux messieurs s’embrassèrent en pleurant, car ils étaient amis intimes, s’enfermèrent dans un cabinet secret, et feuilletèrent une foule de livres qui traitaient de l’instinct, des sympathies, des antipathies et d’autres choses mystérieuses.

La nuit vint ; l’astronome regarda les étoiles, et tira avec l’aide de Drosselmeier, aussi très-versé dans ces sortes de choses, l’horoscope de la princesse Pirlipat.

Ce fut un difficile ouvrage, car les lignes s’embrouillaient de plus en plus ; mais quelle joie plus grande que la leur quand ils virent clairement que la princesse Pirlipat n’avait rien autre chose à faire, pour rompre le charme de sa laideur et redevenir belle, que de manger la douce amande de la noix krakatuk !

La noix krakatuk avait une si dure coquille, qu’un boulet de canon d’une pièce de quarante-huit pouvait l’atteindre sans la briser. Cette noix dure devait être cassée en présence de la princesse par un homme qui n’aurait pas été rasé et n’aurait jamais porté de bottes, et l’amande devait lui en être présentée les yeux fermés par ce même homme ; et lorsque celui-ci aurait fait sans broncher sept pas en arrière, il lui était permis d’ouvrir les yeux. Drosselmeier avait travaillé avec l’astronome trois jours et trois nuits ; mais le samedi soir, au moment où le roi s’occupait de son dîner, Drosselmeier, qui devait être décapité le matin à la pointe du jour, s’élança dans l’appartement royal, et, plein de joie, annonça au monarque le moyen trouvé pour rendre à la princesse Pirlipat sa beauté perdue.

Le roi l’embrassa avec une excessive bienveillance, et lui promit une épée ornée de diamants, quatre décorations et deux habillements neufs pour le dimanche.

— Il faut de suite après le dîner se mettre à l’œuvre, ajouta-t-il plein de joie ; chargez-vous, cher mécanicien, de nous procurer le jeune homme non rasé et en souliers, avec la noix krakatuk, et ne lui laissez pas boire de vin, pour qu’il n’aille pas trébucher quand il marchera en arrière comme une écrevisse ; après quoi, il pourra s’enivrer à son aise.

Drosselmeier fut consterné de ces paroles du roi, et il dit, non sans hésitation et sans crainte, que le moyen était trouvé, mais que la noix krakatuk et le jeune homme qui devait la briser ne l’étaient pas encore, et qu’il était même douteux qu’ils le fussent jamais.

Alors le roi, courroucé, agita son sceptre en l’air en criant d’une voix de lion rugissant :

— Alors nous reprendrons la tête !

Toutefois Drosselmeier, consterné, fut assez heureux pour que le