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contes mystérieux.

roi eût ce jour-là trouvé son dîner à son goût, et qu’il fût, par cela même mis en assez bonne humeur pour être capable d’entendre les observations raisonnables de la reine, touchée du sort de Drosselmeier. Celui-ci reprit courage, et fit observer qu’il avait indiqué, comme l’arrêt le portait, un moyen de guérir la princesse, et que sa vie devait être sauve. Le roi traita cela de balivernes et de bavardages ; toutefois il ordonna, lorsqu’il eut pris un petit verre de liqueur stomachique, que l’horloger et l’astronome se missent en route, avec la condition expresse de ne revenir que portant en poche, selon l’avis de la reine, la noix krakatuk, l’homme pour la briser devant se trouver au moyen d’insertions dans les gazettes du pays et de l’étranger.


FIN DE L’HISTOIRE DE LA NOIX DURE.


Drosselmeier et l’astronome restèrent quinze ans en route sans avoir pu découvrir la noix krakatuk, et Drosselmeier éprouva un jour un vif désir de revoir Nuremberg, sa patrie. Ce désir lui vint justement au moment où il fumait, en Asie, dans une grande forêt, une pipe de tabac.

— Ô belle patrie ! Nuremberg ! belle ville ! s’écria-t-il, qui ne t’a pas vue, lors même qu’il aurait été à Londres, à Paris et à Petervardein, n’a pas encore eu le cœur ouvert, et doit toujours soupirer vers toi, Nuremberg, aux belles maisons garnies de fenêtres !

Pendant que Drosselmeier se plaignait ainsi dans sa mélancolie, l’astronome fut saisi d’une pitié profonde, et se mit à gémir si haut, qu’on l’entendait en long et en large dans l’Asie entière. Mais il se calma, s’essuya les yeux, et dit :

— Mais, cher collègue ! pourquoi rester ici à brailler de la sorte ? Allons à Nuremberg ; peu importe l’endroit, pourvu que nous cherchions la noix fatale, cela suffit.

— C’est vrai, répondit Drosselmeier consolé.

Et tous deux se levèrent, secouèrent leurs pipes, et allèrent tout droit, d’une traite, du milieu de la forêt à Nuremberg.

À peine arrivés, Drosselmeier courut chez son cousin, Zacharias Drosselmeier, doreur, vernisseur et fabricant de joujoux. Il lui raconta toute l’histoire de la princesse Pirlipat, de la dame Mauserink et de la noix krakatuk, si bien que celui-ci lui dit, plein d’étonnement en joignant les mains :

— Eh ! cousin, quelles choses étranges !

Drosselmeier lui raconta les aventures de son voyage ; comme quoi il avait été deux ans chez le roi des dattes, comme quoi le prince des amandes l’avait éconduit honteusement, et comme quoi il avait demandé vainement des instructions à la société d’histoire naturelle d’Écureuil-la-Ville. Partout il avait échoué, et n’avait pas même pu trouver la trace de la noix krakatuk.

Pendant ce récit, Christophe-Zacharias avait souvent fait craquer ses doigts ; il avait tourné sur un pied, fait claquer sa langue, il dit : — Hem ! hem ! eh ! eh ! ce serait bien le diable !

Enfin il jeta en l’air son bonnet et sa perruque, embrassa le cousin avec véhémence et s’écria :

— Cousin ! cousin ! vous êtes sauvé ! sauvé vous êtes ! Ou je me trompe fort, ou je possède, moi, la noix krakatuk.

Et il alla chercher une boîte, d’où il sortit une noix dorée d’une moyenne grosseur.

— Voyez, dit-il en la montrant au cousin, cette noix a des propriétés singulières. Il y a plusieurs années, au temps de Noël, un étranger vint ici avec un sac plein de noix qu’il offrait à très-bon marché. Il eut une dispute juste devant ma boutique, et mit son sac à terre pour mieux se défendre contre les marchands de noix du pays, qui ne voulaient pas souffrir qu’un étranger en vendît dans leur ville. Dans le même instant une charrette lourdement chargée passa sur le sac. Toutes les noix furent brisées, à l’exception d’une seule que l’étranger m’offrit en souriant d’une manière étrange, pour un zwanzig de l’année 1720.

Cela me parut singulier ; je trouvai justement dans ma poche un zwanzig de l’année que demandait l’homme ; j’achetai la noix et la dorai, sans savoir pourquoi j’achetais cette noix si cher.

Mais tout doute sur l’authenticité de la noix trouvée par le cousin disparut lorsque l’astronome de la cour, en écaillant la dorure, trouva le mot krakatuk gravé en lettres chinoises sur la coquille de la noix. La joie des voyageurs fut grande, et le cousin fut enchanté lorsque Drosselmeier lui assura que sa fortune était faite, et que, outre une pension, il recevrait gratuitement tout l’or qu’il lui faudrait pour ses dorures. Le mécanicien et l’astronome avaient déjà mis leur bonnet de nuit pour aller se mettre au lit, lorsque le dernier dit :

— Mon excellent collègue, un bonheur ne vient jamais seul. Croyez-moi, nous avons non-seulement trouvé la noix krakatuk, mais aussi le jeune homme qui doit briser la noix et présenter à la princesse l’amande de beauté : c’est, d’après mon avis, le fils de notre cousin. Non ! ajouta-t-il plein d’enthousiasme, je ne veux pas dormir, mais tirer cette nuit même l’horoscope de ce jeune garçon.

En disant cela il jeta son bonnet de nuit, et se mit à observer les planètes.

Le fils du cousin en effet était un joli jeune homme bien bâti, qui n’avait pas encore été rasé et n’avait jamais porté de bottes. Dans les jours de Noël il mettait un bel habit rouge avec de l’or, et puis avec l’épée au côté, le chapeau sous le bras et une belle frisure avec une bourse à cheveux, il se tenait dans cette tenue brillante dans la boutique de son père, et cassait, par l’effet d’une galanterie naturelle en lui, les noix des jeunes filles, qui à cause de cela l’appelaient le beau Casse-Noisette.

Le matin suivant, l’astrologue se jeta au cou du mécanicien et lui dit :

— C’est lui ! c’est bien lui ! nous l’avons trouvé ! Seulement il faudra bien observer deux choses : en premier, nous devons arranger à votre excellent neveu une robuste queue de bois, qui se tiendra en liaison avec sa mâchoire inférieure, de manière que celle-ci puisse être fortement tendue, pour comprimer davantage, et puis il nous faut aussi, en arrivant à la résidence, ne pas dire que nous avons rencontré le jeune homme qui doit briser la noix. Il doit se trouver longtemps après notre retour.

Je lis dans l’horoscope que le roi, après qu’il se sera brisé quelques dents sans résultat, offrira la main de la princesse et la succession au trône à celui qui cassera la noix sous ses dents, et rendra à la princesse sa beauté primitive. Le cousin tourneur de poupées fut au comble du ravissement de savoir que son fils devait épouser la princesse Pirlipat, et devenir prince et roi ; et il le confia entièrement aux ambassadeurs.

La queue de bois que Drosselmeier adapta à la tête du jeune homme réussit si parfaitement, qu’il fit les plus brillants essais de morsure sur les plus durs noyaux de pêches.

Lorsque Drosselmeier et l’astrologue eurent annoncé à la résidence qu’ils avaient trouvé la noix krakatuk, on fit proclamer sur-le-champ les annonces nécessaires. Les voyageurs arrivèrent avec leurs moyens de rendre la beauté, et il s’y trouva des beaux garçons en assez grand nombre, et même des princes parmi eux, qui, confiants dans la belle et saine disposition de leur râtelier, voulurent essayer de détruire l’enchantement de la princesse. Les ambassadeurs furent assez effrayés lorsqu’ils aperçurent celle-ci. Le petit corps, avec ses mains et ses pieds mignons, pouvait à peine supporter sa tête informe, et la laideur de son visage était encore augmentée par une barbe de laine blanche qu’elle portait autour de la bouche et du menton.

Il arriva ce que l’astrologue avait lu dans l’horoscope.

Les blancs-becs en souliers se brisèrent les dents et se démontèrent la mâchoire avec la noix krakatuk, sans aider en rien la princesse à rompre le charme ; et lorsqu’ils étaient emportés presque sans connaissance par les dentistes commandés à cet effet, ils soupiraient en disant : — C’est une noix bien dure !

Mais lorsque le roi, dans l’angoisse de son cœur, eut promis sa fille et le royaume à celui qui détruirait l’enchantement de la princesse, le joli et doux jeune homme Drosselmeier se fit annoncer et demanda à tenter aussi l’épreuve.

Aucun des prétendants n’avait plu autant à la princesse Pirlipat que le jeune Drosselmeier ; elle plaça sa petite main sur son cœur et dit en soupirant :

— Ah ! si celui-ci pouvait véritablement briser la noix krakatuk et devenir mon époux !

Après que le jeune Drosselmeier eut salué poliment le roi, la reine et la princesse Pirlipat, il reçut des mains du grand maître des cérémonies la noix krakatuk, la prit sans plus long préambule entre ses dents, tira fortement la queue, et crac ! crac ! la coquille tomba en plusieurs morceaux.

Il nettoya adroitement l’amande des filaments qui y adhéraient encore, et la présenta avec un grand salut à la princesse, et en même temps il ferma les yeux et commença à marcher en arrière.

La princesse avala aussitôt l’amande, et, ô prodige ! le monstre avait disparu, et à sa place était là un ange de beauté, avec un teint blanc comme le lis, ayant l’éclat d’un satin rosé, les yeux d’un brillant azur, et les cheveux tombant en boucles pleines comme des tresses d’or.

Des éclats de trompettes et de cymbales se mêlèrent aux cris de joie du peuple. Le roi et toute sa cour sautaient sur une jambe comme à la naissance de Pirlipat, et il fallut de l’eau de Cologne pour ranimer la reine, qui s’était évanouie de ravissement et d’extase.

Le grand tumulte troubla un peu le jeune Drosselmeier, qui n’avait pas encore terminé ses sept pas ; cependant il se remit et posait le pied pour le septième pas lorsque tout à coup la dame Mauserink sortit du plancher en sifflant et en criant. Et Drosselmeier, en posant le pied, marcha sur elle et chancela de telle sorte qu’il fut sur le point de tomber.

Mais, ô malheur ! le jeune homme prit à l’instant le masque de laideur de la princesse Pirlipat. Son corps se racornit et put à peine supporter sa tête d’une grosseur démesurée, avec ses gros yeux et sa bouche horriblement fendue. En place de la queue un étroit manteau de bois se déroula derrière lui et il s’en servait pour diriger son menton. L’horloger et l’astronome étaient éperdus d’horreur et d’effroi ; mais ils virent sur le plancher la dame Mauserink baignée dans son sang. Sa méchanceté n’était pas restée impunie, car le jeune Drosselmeier l’avait si fort comprimée sous le talon pointu de son