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l’enchaînement des choses

Aussitôt celle-ci posa l’instrument sur la table, s’approcha et les salua en baissant les yeux.

— Mignon ! s’écria Ludovic, charmante, adorable Mignon !

— Je me nomme Manuela, reprit la jeune fille.

— Et cet affreux misérable, continua Ludovic, ou t’a-t-il volée, pauvre petite, où t’a-t-il entourée de ses lacets maudits ?

— Je ne vous comprends pas, monsieur, dit-elle en levant les yeux et en pénétrant Ludovic de son brillant regard. Je ne sais ce que vous me demandez.

— Tu es Espagnole, mon enfant ? interrompit Euchar.

— Oui, répondit la jeune fille d’une voix tremblante, vous le voyez, vous l’entendez, et je ne puis dire le contraire.

— Ainsi, continua Euchar, tu sais jouer de la guitare et chanter ?

La jeune fille mit la main devant ses yeux et répondit d’une voix qu’on entendait à peine :

— Ah ! messieurs ! je pourrais chanter, mais mes chansons sont brûlantes, et il fait si froid, si froid ici !


Une jeune fille dansait entre des œufs.

— Connais-tu, lui dit Euchar en espagnol et avec une voix plus éclatante, connais-tu la chanson : Laurel inmortal.

La jeune fille joignit les mains, leva son regard vers le ciel ; des larmes brillèrent dans ses yeux ; elle s’élança, prit la guitare sur la table, et revint plutôt en volant qu’en courant auprès des amis et commença en se plaçant devant Euchar :

« Laurier immortel au grand Palafox, gloire de l’Espagne, terreur de la France, etc. »

Il est impossible de dépeindre l’expression avec laquelle chanta la jeune fille. Un enthousiasme brûlant tirait sa flamme d’une douleur mortelle. Chaque son semblait être un éclair qui faisait voler en éclats la glace qui oppressait sa poitrine. Ludovic était électrisé. Il interrompit le chant de la jeune fille par ses retentissants brava ! bravissima ! et mille autres semblables cris d’approbation.

— Fais-moi le plaisir de te taire un peu, mon très-cher ami, lui dit Euchar.

— Je sais, répondit Ludovic de mauvaise humeur, que la musique ne fait aucun effet sur un homme aussi peu impressionnable que toi.

Toutefois il se tut.

La jeune fille, épuisée, s’appuya, lorsqu’elle eut terminé sa chanson, contre un arbre voisin, et tout en touchant négligemment des accords qui se perdirent en pianissimo, elle couvrit l’instrument de larmes.

— Tu es, lui dit Euchar d’une voix qui sortait évidemment d’une poitrine émue, tu es pauvre, ma chère enfant, et si je n’ai pas vu ta danse depuis le commencement, j’en ai été amplement dédommagé par ton chant, et tu ne peux plus refuser mon cadeau.

Euchar avait tiré une petite bourse où brillaient de beaux ducats, et il la donna à la jeune fille, qui s’était approchée de lui. Celle-ci attacha ses yeux sur la main d’Euchar, la prit dans les siennes et la couvrit de baisers, en se précipitant devant lui à genoux et en s’écriant : — Ah ! Dios !

— Oui ! s’écria Ludovic plein d’enthousiasme ; l’or, l’or seul peut être touché par des petites mains si douces ! Et il demanda à Euchar s’il ne pouvait pas lui changer un thaler, parce qu’il n’avait pas sur lui de petite monnaie.

Pendant ce temps le petit bossu s’était approché, il ramassa la guitare que Manuela avait laissée tomber à terre et se courba sur l’autre main d’Euchar, qui avait sans doute généreusement récompensé la jeune fille, puisqu’elle paraissait si émue.

— Scélérat ! voleur ! s’écria Ludovic d’une voix grondante.

Le petit homme effrayé se rejeta en arrière, et dit d’une voix larmoyante :

— Ah ! monsieur ! pourquoi êtes-vous si irrité ? Ne condamnez pas ainsi le pauvre et honnête Viagio Cubas, ne vous laissez pas influencer par ma couleur et par mon visage difforme, je ne le sais que trop ! Je suis né à Lorca, et aussi bon chrétien que vous pouvez l’être vous-même.

La jeune fille se leva rapidement et dit au vieillard en espagnol :

— Vite vite ! éloignons-nous, mon petit père.

Et tous les deux partirent ; et pendant que Cubas faisait quelques saluts assez étranges, elle jeta à Euchar le regard le plus expressif que pouvaient lancer ses beaux yeux.

Lorsque la forêt eut caché ces personnages singuliers, Euchar dit :

— Tu vois, Ludovic, que tu t’es trop hâté de juger ce petit monstre. Il est vrai que l’homme a quelque chose du bohémien. Il est de Lorca, comme il nous l’a dit lui-même.

— Non ! s’écria Ludovic, je maintiens ce que j’ai avancé ; cet homme est un affreux scélérat, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour tirer ma charmante Mignon de ses griffes.


Victorine s’approcha de moi.

— Si tu regardes, reprit Euchar, le petit homme comme un voleur, pour ma part je cesserai d’avoir une idée bien favorable de ta douce et charmante Mignon !

— Que dis-tu ? s’écria Ludovic, ne pas avoir confiance dans cette céleste enfant, dont les yeux brillent de l’innocence la plus pure ! C’est bien là ce qu’il faut attendre d’un homme prosaïque qui ne sait pas ce que c’est que le sentiment et se méfie de tout ce qui est en dehors de son commerce de chaque jour.

— Allons ! ne t’échauffe pas tant, reprit Euchar, mon cher enthousiaste. Mes soupçons, que tu ne crois pas assez fondés, viennent de ce que la petite, en me prenant la main, a ôté de mon doigt la bague ornée d’une pierre rare que je portais sans cesse comme tu le sais très-bien. C’est un souvenir bien cher d’un temps qui n’est plus, et qu’il me serait pénible d’oublier.

— Est-ce possible ? au nom du ciel s’écria Ludovic à demi-voix. Mais non, cela ne se peut pas. Une telle figure, de tels yeux, un re-