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contes mystérieux.

gard pareil, ne peuvent appartenir à une créature trompeuse. Tu as laissé tomber, tu as perdu l’anneau.

— Nous verrons, reprit Euchar, mais la nuit commence à devenir plus épaisse, retournons à la ville.

Devant la porte de la demeure de Ludovic se trouvait un domestique couvert d’une riche livrée ; il s’avança vers lui en tenant une carte à la main. À peine Ludovic y eut-il jeté un coup d’œil qu’il embrassa son ami avec autant de véhémence qu’il l’avait fait sous la porte de la ville.

— Appelle-moi, s’écria-t-il, le plus heureux des mortels. Comprends mon bonheur, cher ami, mêle tes larmes aux miennes.

— Eh bien ! qu’est-ce ? dit Euchar, que peut donc apporter une simple carte de si magnifiquement sublime ?

— Ne t’éblouis pas, répondit Ludovic, du paradis que je vais ouvrir devant tes yeux.

— Voyons, dit Euchar, quel est l’immense bonheur qui t’attend ?

— Sache-le donc, et doute, crie, mugis si tu veux. Je suis, demain, imité à un bal et à un souper chez le comte Walter Puck ! Victorine ! Victorine ! adorable Victorine !

— Eh bien ! et l’adorable Mignon ? reprit Euchar.

Mais Ludovic, tout en répétant d’une voix dolente : — Victorine ! Marie ! s’élança dans la maison.


II.


Les amis Ludovic et Euchar. — Vilain rêve de la perte de deux jambes au piquet. — Souffrances d’un danseur enthousiaste. — Consolation, espérance et M. Cochenille.


Il nous semble nécessaire, avant tout, de dire au bienveillant lecteur quelques mots sur nos deux amis, afin qu’il soit de la maison et sache à quoi s’en tenir sur le compte de l’un et de l’autre.

Tous deux avaient une position que l’on pourrait appeler justement chimérique, attendu qu’elle n’appartient à aucun homme sur la terre. Ils étaient hommes libres ; élevés ensemble, ils avaient grandi dans une étroite amitié et ne pouvaient se quitter, bien qu’avec les années leur différence de caractère devînt de plus en plus sensible. Euchar appartenait dans son enfance à cette classe de jeunes garçons que l’on appelle pour l’ordinaire des enfants charmants, parce qu’en société ils se tiennent des heures entières à la même place sans dire un seul mot, sans rien demander, sans exprimer un seul désir, et ont par cela même toute l’apparence d’imbéciles ; mais Euchar avait des instincts tout dissemblables. Quand, tout enfant charmant qu’il était, on lui adressait la parole, lorsqu’il était là la tête basse, les yeux fixés vers la terre, il se réveillait en sursaut, bégayait, pleurait même quelquefois, et paraissait sortir d’un songe profond.

S’il était seul, sa manière d’être était toute différente, on l’avait surpris parlant avec force, comme avec plusieurs personnes, et mettant en scène, comme un comédien, des histoires qu’il avait lues ou entendu raconter. Alors les tables, les chaises, les commodes qui se trouvaient dans la chambre représentaient des villes, des forêts, des villages et des personnages à l’occasion. Un enthousiasme singulier s’emparait surtout de lui quand il trouvait l’occasion d’errer solitaire dans la campagne. Alors il sautait, poussait des cris de joie à travers la forêt, embrassait les arbres, se jetait sur le gazon et couvrait les fleurs de baisers.

Il se déplaisait dans la société des garçons de son âge, et passait parmi eux pour un être craintif, parce qu’il ne voulait jamais tenter avec eux un saut difficile, une entreprise dangereuse, une ascension hardie. Mais il avait cela de particulier que lorsqu’à la fin tous les autres avaient manqué de courage pour achever l’entreprise, Euchar restait tranquillement en arrière, et exécutait seul avec adresse ce que les autres avaient projeté. Par exemple, s’il fallait escalader un arbre haut et mince où aucun des autres n’avait pu réussir à monter, Euchar, aussitôt qu’il ne voyait plus personne, était en un instant assis au sommet. Froid et insensible en apparence, l’enfant saisissait tout avec le sentiment et l’énergie qui appartiennent aux âmes fortes, et si parfois ce qu’il trouvait dans son cœur se faisait jour, c’était avec une énergie si irrésistible, que tous ceux qui devinaient la puissance nerveuse de sa tendre organisation si bien cachée en restaient saisis d’étonnement. Plusieurs maîtres des plus académiquement habiles perdaient leurs peines avec cet élève, et un seul (le dernier de tous) assura que l’enfant était poëte, ce qui effraya beaucoup le père, et lui donna à croire qu’il avait le caractère de sa mère, qui dans les cours les plus brillantes éprouvait une espèce de sentiment de dégoût et des migraines. Mais l’ami intime du papa, un charmant et élégant chambellan, prétendit que le précepteur était un âne, et que, puisqu’un sang noble coulait dans les veines du baron, il devait gentilhomme et non pas poëte. Le vieillard, par cette remarque, fut considérablement consolé.

On peut deviner, d’après l’enfant, ce que devait être le jeune homme. La nature avait imprimé sur la figure d’Euchar cette marque distinctive dont elle pare ses favoris.

Il arriva de là qu’Euchar ne fut pas compris du vulgaire, et fut jugé froid, indifférent, incapable d’une extase convenable pour une tragédie nouvelle, et par conséquent prosaïque au dernier degré.

Le cercle entier des femmes les plus pénétrantes et du plus grand monde, auxquelles on doit se fier d’ordinaire pour les choses de ce genre, ne pouvait absolument pas comprendre comment il se faisait que ce front d’Apollon, ces sourcils fermes et tracés en arc, ces yeux pleins d’un feu sombre, ces lèvres doucement projetées en avant, appartinssent à une froide statue. Et cela paraissait ainsi, parce que Euchar ne comprenait en rien l’art de dire aux jolies femmes des riens sur des choses qui ne disaient rien et de prendre la pose de Rinaldo dans les fers.

Il en était tout autrement de Ludovic. Celui-ci appartenait à cette classe d’enfants sauvages et sans retenue dont on a coutume de dire prophétiquement que le monde sera un jour trop petit pour eux. C’était lui, et toujours lui, qui encourageait les autres à entreprendre les choses les plus folles, et l’on aurait été porté à croire qu’il aurait pu en être la victime ; mais il s’en sortait toujours sans brûlure, car il savait, pendant que la chose s’exécutait, se tenir derrière eux ou s’esquiver tout à fait. Il saisissait tout avec le plus grand enthousiasme : mais cet enthousiasme durait peu : de là vint qu’il apprit beaucoup de choses, mais seulement de tout un peu. Devenu jeune homme, il faisait des vers très-gentils, jouait d’une manière passable de plusieurs instruments, peignait très-joliment, parlait assez facilement plusieurs langues, et était à cause de tout cela un véritable modèle d’éducation. Il pouvait se pâmer d’admiration devant les choses les moins merveilleuses, et il savait trouver des paroles pour l’exprimer.

Ludovic appartenait aux gens que l’on entend dire partout et sans cesse : Je voudrais ! et qui ne mettent jamais leur volonté en pratique ; et comme dans ce monde, les gens qui crient bien haut qu’ils veulent faire telle ou telle chose sont beaucoup plus estimés que ceux qui ne disent rien et exécutent véritablement, il arriva tout naturellement que Ludovic fut regardé comme un homme très-capable, et qu’il fut généralement admiré, sans qu’il vînt à l’idée de qui que ce fût de se demander s’il avait fait ce qu’il avait annoncé si pompeusement. Toutefois, il se trouvait quelques personnes qui, ayant pleinement confiance en ses paroles, lui demandaient avec empressement s’il avait terminé telle ou telle chose. Cela le chagrinait d’autant plus qu’il était obligé de s’avouer quelquefois à lui-même, lorsqu’il était seul, que dire et faire sont deux. Ainsi cela arriva pour un livre prôné bien haut d’avance et qui devait traiter de l’enchaînement des choses. Il saisit avidement ce titre qui excusait sa conduite ou plutôt son désir inexécuté auprès des autres et auprès de lui-même. Car s’il ne faisait pas ce qu’il avait promis, il ne fallait pas s’en prendre à lui, mais à l’enchaînement des choses, qui n’avait pas permis qu’il en fût ainsi.

Mais comme Ludovic, au demeurant, était un beau jeune homme, avec des joues fraîches et roses, il serait devenu, à cause de ses qualités, l’idole du monde élégant, si sa vue basse ne l’avait entraîné dans plus d’un étrange quiproquo dont il était survenu pour lui des conséquences désagréables. Il se consolait de tout cela en pensant à l’incroyable impression qu’il s’imaginait faire sur le cœur des femmes, et il avait joint à cela, à cause de sa mauvaise vue, et pour ne pas prendre en parlant une personne pour une autre, ce qui ne l’avait que trop souvent mis dans de grands embarras, l’habitude de parler de très-près, même aux dames, et plus qu’il n’était convenable même au sans-façon d’un homme de génie. Le jour qui suivit celui où Ludovic avait été au bal chez le comte de Puck, Euchar reçut de très-bonne heure un billet de lui ainsi conçu :

« Cher ! très-cher ami ! je suis malheureux, ruiné, perdu, précipité du sommet fleuri des plus belles espérances dans le noir et profond abîme du désespoir. Ce qui devait précipiter mon ineffable bonheur est la cause de mon infortune ? Viens, hâte-toi, console-moi si tu peux ! »

Euchar trouva son ami la tête enveloppée, étendu sur un sofa, pâle et fatigué d’une nuit sans sommeil.

— Te voilà ! lui cria Ludovic d’une voix faible et les bras étendus, te voilà, mon noble ami ! Oui, tu as un cœur capable de comprendre mes souffrances ; écoute ce qui m’est arrivé, et dis-moi si tu penses que tout est fini pour moi.

— Il paraît, dit Euchar en souriant, que tu n’as pas eu au bal tout le plaisir que tu te promettais !

Ludovic poussa un grand soupir.

— La belle Victorine, reprit Euchar, t’aurait-elle regardé de travers ? n’aurait-elle pas fait attention à toi ?

Ludovic reprit d’un ton sombre :

— Je l’ai offensée d’une manière impardonnable.

— Mon Dieu ! comment cela est-il arrivé ? reprit Euchar.

Ludovic soupira encore une fois, gémit quelque peu, et dit tout bas, mais avec une certaine emphase : — Euchar ! comme le mystérieux bruit de chaîne de l’horloge annonce l’heure qui va sonner, ainsi des pressentiments précurseurs annoncent le malheur qui va venir. Déjà dans la nuit qui précéda le bal j’avais eu un songe terrible. Il me semblait que j’étais chez le comte, et qu’au moment de danser il m’était impossible de mouvoir mes jambes. Je vis, à mon grand regret, dans la glace, qu’en place des jambes élégantes que m’a données la nature, j’avais celles du vieux président goutteux du consistoire.