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l’enchaînement des choses.

Et pendant que je restais sans bouger à la même place, le vieux président valsait avec la légèreté d’un oiseau, tenant Victorine dans ses bras, et tout cela en me regardant d’un air moqueur. Et à la fin il prétendit qu’il m’avait gagné mes jambes au piquet. Je m’éveillai, tu peux m’en croire, couvert d’une sueur d’angoisse. Encore tout préoccupé de ces tristes images de la nuit, je porte à mes lèvres une tasse pleine d’un chocolat bouillant, et je me fais une brûlure dont tu peux encore voir les traces. Mais comme je sais que tu prends une médiocre part aux douleurs des autres, je passe tous les événements dont le sort remplit cette journée pour te dire seulement qu’en m’habillant le soir une maille de mes bas de soie se rompit, deux boutons de mon gilet sautèrent ; au moment de monter en voiture mon surtout tomba dans la rue, et lorsque je voulus serrer la boucle de mes souliers, je m’aperçus que mon âne de valet de chambre m’avait mis deux boucles inégales, et il me fallut rester chez moi, ce qui me retarda d’une bonne demi-heure.

Victorine vint au-devant de moi dans tout l’éclat de ses charmes. Je l’invitai pour la prochaine danse. Nous valsâmes : j’étais dans le ciel : mais j’éprouvai tout à coup la malignité du sort contraire.

— L’enchaînement des choses sans doute ? reprit Euchar.

— Nomme-le comme tu voudras ; tout cela m’est égal aujourd’hui. En un mot, c’était une malice du sort qui, avant-hier, me fit tomber sur une racine d’arbre. Je sentis en dansant se renouveler ma douleur de genou. Elle augmentait à chaque instant, et devint d’une violence extrême. Mais dans l’instant même Victorine dit assez haut pour être entendue des autres danseurs :

« C’est un temps de valse à endormir. »

On fait signe aux musiciens, on les excite, et la danse devient de plus en plus rapide.

Je combats la douleur infernale avec toute la puissance de ma volonté, je m’élance élégamment le sourire sur les lèvres. Et pourtant Victorine vole de plus en plus rapide en me disant :

« Mais pourquoi êtes-vous si lourd aujourd’hui, cher baron ? vous n’êtes plus le même danseur. »

Je sens mon cœur traversé de brûlants coups de poignard.

— Pauvre ami, dit Euchar en souriant, je comprends toutes tes souffrances.

— Et cependant, continua Ludovic, ceci ne fut que le prélude de mes aventures. Tu connais mon habileté dans la danse à seize. Tu sais combien de porcelaines, combien de tasses j’ai renversées dans les essais faits dans ma chambre pour y arriver à la perfection. Une des figures de cette danse est une des plus admirables que l’on puisse imaginer. Quatre couples sont groupés dans des positions gracieuses. Le danseur, se balançant sur la pointe du pied droit, saisit sa danseuse à la taille d’une main, tandis que l’autre est délicieusement recourbée au-dessus de sa tête ; et les autres, pendant ce temps, tournant en rond autour de lui. Aucun illustre danseur n’a trouvé rien de pareil. J’avais basé sur cette danse l’édifice de mon bonheur. Je l’avais tenue en réserve pour l’anniversaire du comte Walter Puck. Je voulais, tout en dansant, dire à Victorine : Adorable comtesse, je vous aime ! je vous adore ! Soyez mon ange de lumière !

Et voilà la cause de mon ravissement, lorsque je reçus l’invitation du comte de Puck.

La malencontreuse valse était terminée ; je me retirai dans une chambre voisine, où le bon Cochenille vint me verser aussitôt du champagne. Le vin me donna de nouvelles forces et ma douleur disparut.

La danse allait commencer ; je me précipitai dans la salle, m’emparai de Victorine en lui baisant ardemment la main, et je pris ma place dans la ronde. Mon tour vient, je me surpasse moi-même, je vole, je me balance comme le dieu des danseurs, j’étreins ma divine comtesse tout en murmurant à demi-voix : Divine comtesse !…

L’aveu de mon amour s’échappe de mes lèvres ; je regarde ma danseuse fixement dans les yeux.

Dieu du ciel ! ce n’est pas Victorine, c’est une dame qui m’est absolument inconnue, seulement semblable à Victorine par la taille et le costume. Je reste comme frappé de la foudre, un chaos se forme amour de moi, je n’entends plus la musique, et je m’élance en bonds sauvages à travers la foule, d’où j’entends partir çà et là des cris de douleur, jusqu’à ce que je me sente arrêté par le bras et qu’une voix me crie, semblable à un éclat de tonnerre :

« Je crois, baron, que vous avez le diable dans les jambes. »

C’était le malencontreux président du consistoire que déjà j’avais vu en rêve, et qui me retenait dans un coin de la salle en ajoutant :

« À peine venais-je de quitter la salle de jeu, que vous êtes venu vous jeter sur mes pieds comme un possédé, à m’en faire crier comme un taureau si je n’avais été un homme du monde. Voyez quel désordre vous avez causé ici ! »

Et en effet la musique avait cessé, les danseurs s’étaient dispersés çà et là, et plusieurs d’entre eux, j’en fis la remarque, s’en allaient en boitant, tandis que les dames se faisaient reconduire à leurs places et respiraient des sels. J’avais exécuté sur les pieds des danseurs le galop du désespoir jusqu’au moment où le président, fort comme un chêne, avait arrêté ma course folle.

Victorine s’approcha de moi : ses yeux jetaient des éclairs.

« Voici, me dit-elle, monsieur le baron, une politesse sans pareille. Vous m’invitez à danser, vous en choisissez une autre et vous troublez tout le bal ! »

Tu comprends mon trouble.

« Ces mystifications, ajouta-t-elle hors d’elle-même, sont assez dans vos habitudes, monsieur le baron ; mais je vous prie, à l’avenir, de ne pas me choisir pour en être le but. »

Et elle s’éloigna.

Puis vint ma danseuse, la bonté, l’indulgence même. La pauvre enfant, je le comprends, avait pris feu ; mais est-ce de ma faute ? Ô Victorine ! Victorine ! ô danse malencontreuse ! danse des furies qui me précipite dans l’enfer !

Ludovic ferma les yeux et se mit à gémir, et son ami fut assez généreux pour ne pas rire aux éclats.

Ludovic, toutefois, s’efforça de prendre héroïquement son infortune.

— Mais, dit-il à Euchar, tu étais aussi invité ?

— Sans doute, reprit Euchar en feuilletant un livre et sans en détacher ses yeux.

— Et tu n’y es pas venu ? et tu ne m’as pas dit un seul mot de cette invitation ?

— J’avais, reprit Euchar, d’autres occupations plus importantes, et j’aurais refusé même l’invitation de l’empereur de la Chine.

— La comtesse, continua Ludovic, a demandé instamment pourquoi tu n’étais pas venu. Elle paraissait inquiète et regardait souvent vers la porte. Et j’aurais été jaloux si, pour la première fois, tu étais parvenu à toucher le cœur d’une femme, mais elle m’a bientôt donné une explication bien claire.

« C’est, a-t-elle dit, un original au cœur froid, aux manières tranquilles ; sa présence au milieu du plaisir gêne souvent, et j’ai craint un moment qu’il ne vînt ici troubler notre joie. »

En vérité, je ne peux pas comprendre que toi, mon cher Euchar, si bien doué par la nature du côté du corps et du côté de l’esprit, tu sois si peu heureux auprès des dames, et je ne sais pourquoi je te suis toujours préféré par elles. Je crois, homme de glace ! que tu n’éprouves aucun goût pour le bonheur que donne l’amour, et c’est pour cela sans doute que tu n’es pas aimé. Crois-moi, même la colère de Victorine n’a pu se faire jour à travers les flammes de l’amour qui brûlent pour moi dans son cœur.

La porte s’ouvrit, et un petit homme étrange entra dans la chambre. Il portait un habit rouge garni de larges boutons d’acier ; sa coiffure haute était poudrée et ornée d’une petite bourse ronde.

— Excellent Cochenille ! s’écria Ludovic en allant à sa rencontre. Cher monsieur Cochenille ! Comment se fait-il que j’aie le rare plaisir…

Euchar prétendit que des affaires importantes l’appelaient au dehors, et il laissa son ami seul avec le valet de chambre de Walter Puck. Cochenille assura à celui-ci, en souriant, les yeux baissés, que son gracieux maître était persuadé que le très-honoré baron avait été affligé d’une maladie dont le nom en latin a quelque ressemblance avec le mot raptus, et il lui dit qu’il était venu, lui Cochenille, pour s’informer des nouvelles de sa santé.

Ludovic raconta alors au valet comment la chose s’était passée, et il apprit alors que sa danseuse était une cousine de la comtesse Victorine, qui était venue de la campagne pour assister à la fête de l’anniversaire du comte ; qu’elle était intimement liée avec la comtesse, et qu’elles s’habillaient souvent de même l’une et l’autre pour montrer, comme cela arrive quelquefois aux jeunes dames, l’accord parfait de leurs cœurs, même dans le choix de la soie et des gazes de leurs parures.

Cochenille donna à entendre que la colère de la comtesse Victorine n’avait rien de bien sérieux. Il avait remarqué à la fin du bal, lorsqu’il avait servi des glaces aux deux cousines, qu’elles avaient chuchoté tout bas et ri de grand cœur tout en prononçant plusieurs fois le nom du baron. Il avait cru s’apercevoir aussi que la cousine était d’une complexion fort amoureuse et serait enchantée de lui voir continuer ce qu’il avait commencé en lui faisant la cour.

Enfin Cochenille conseilla au baron de voir Victorine le plus tôt possible, et lui dit qu’il s’en présentait une occasion le jour même, le président du consistoire Webs donnant le soir un thé esthétique.


III.


L’histoire prend une tournure tragique, et parle de batailles sanglantes, de suicides, etc.


À peine étaient-ils arrivés que la présidente prétendit qu’Euchar devait raconter quelque histoire.

Euchar répondit modestement qu’il était d’abord un très-pauvre conteur, et que ce qu’il aurait de mieux à narrer serait peut être trop effroyable pour procurer à la société un grand plaisir. Mais alors quatre toutes jeunes demoiselles s’écrièrent à l’unisson :

— Oh ! de l’effroyable ! du très-effroyable ! J’ai tant de plaisir à trembler de peur !

Euchar se mit dans le fauteuil du conteur et commença ainsi :

— Nous avons vu un temps qui, semblable à un ouragan terrible, vint dévaster la terre. Alors tout ce que peuvent le courage, la haine,