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contes mystérieux.

— Il est heureux que vous soyez enfin de retour, monsieur Peregrinus ; ah ! pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ?

Peregrinus leva la tête, et il aperçut droite devant lui la vieille son père avait prise à son service, parce qu’il avait pensé que son affreuse laideur l’empêchait de trouver une place ailleurs. Elle l’avait soigné dans son enfance, et n’avait jamais quitté la maison.

Peregrinus la regarda longtemps d’un œil fixe ; enfin il lui dit en souriant d’une manière étrange :

— C’est toi, Aline ? n’est-ce pas que mes parents vivent encore ? Et puis il se leva, se promena dans la chambre, il regarda chaque chaise, chaque table, chaque gravure, et puis dit d’une voix calme :

— Oui, tout est encore comme je l’ai laissé, et rien ne doit plus y être changé.

À partir de ce moment Peregrinus mena la vie singulière dont nous avons donné une idée en commençant ce volume. Fuyant toute société, il vivait avec la vieille servante dans cette immense maison, dans la retraite la plus profonde ; d’abord il voulait l’habiter seul, mais il loua plus tard quelques chambres à un vieillard qui avait été l’ami de son père. Cet homme paraissait d’ailleurs aussi sauvage que Peregrinus, et en somme ils se supportaient très-bien l’un et l’autre, car ils ne se voyaient jamais.

Il y avait toutefois quatre fêtes de famille que Peregrinus célébrait très-solennellement, c’étaient les jours de naissance de son père et de sa mère, le premier jour de la fête de Pâques, et sa propre fête.

Dans ces journées, Aline devait mettre autant de couverts à table qu’il y avait ordinairement de personnes invitées autrefois par son père, préparer les mêmes plats qu’on y servait ordinairement, et mettre sur la table le vin que son père avait l’habitude de lui donner.

Il est bien entendu qu’il fallait apporter la même argenterie, les mêmes assiettes, les mêmes verres dont on se servait autrefois, et qui se trouvaient encore en bon état dans les objets de la succession, même après avoir servi si longtemps à l’usage journalier. Peregrinus était très-strict à cet égard.

La table une fois dressée, Peregrinus s’y asseyait tout seul, mangeait et buvait peu ; écoutait la conversation de ses parents et des hôtes imaginaires, et répondait à propos à chaque demande qui lui était adressée par les convives.

Lorsque sa mère écartait sa chaise, il se levait avec tout le monde, et saluait chaque personne avec la plus grande politesse. Ensuite il se retirait à l’écart et laissait à son Aline le soin de faire la distribution des nombreux plats qui étaient restés intacts, ainsi que le vin, à de pauvres gens ; ordre que cette bonne âme exécutait avec la ponctualité la plus grande.

Peregrinus commençait l’anniversaire du jour de naissance de ses parents dès le matin, en portant dans la chambre où ceux-ci se tenaient pour déjeuner une belle couronne de fleurs, et il leur récitait des vers appris par cœur.

Quant à son jour de naissance à lui, comme il ne pouvait naturellement pas s’asseoir à table, attendu qu’il ne faisait que d’entrer dans le monde, Aline devait se charger de tout comme du soin de verser à boire aux hommes, en un mot elle devait faire ce que l’on appelle les honneurs de la maison.

Du reste tout se passai comme dans les autres fêtes.

En outre Peregrinus avait un jour ou plutôt un soir particulier de joie et de plaisir dans l’année, c’était le jour des cadeaux de la veille de Noël, qui avait autrefois jeté son jeune cœur, plus que toute autre chose, dans les plus doux ravissements.

Il achetait lui-même les bougies de couleurs diverses, les jouets, tout à fait dans le genre de ce que ses parents lui avaient donné dans son enfance, et alors le jour de Noël avait lieu pour lui, avec ses cadeaux, de la manière que connaît maintenant le lecteur.

— Je suis très-contrarié, dit Peregrinus après avoir joué pendant quelque temps, de ce que le cerf et le sanglier manquent. Où peuvent-ils être restés ? Ah ! qu’est-ce que ceci ?

Et il apercevait dans le même moment une boîte qui n’était pas encore ouverte, qu’il saisit rapidement, croyant y trouver le gibier oublié ; mais en l’ouvrant, il la trouva vide, et se rejeta tout à coup en arrière, comme s’il était saisi d’un effroi subit.

— C’est étrange se dit-il, c’est étrange ! que fait là cette boîte ? En serait-il sorti quelque chose de menaçant que mon œil a été impuissant à saisir ?

Aline assura que la boîte s’était trouvée parmi les autres jouets, et qu’elle avait en vain fait tous ses efforts pour l’ouvrir, mais qu’elle avait cru qu’il s’y trouvait quelque chose de particulier, et qu’elle avait pensé tout d’abord qu’elle céderait à la main plus exercée de son maître.

— C’est étrange, très-étrange ! dit Peregrinus, et je m’étais aussi fait un vrai plaisir de ce gibier ; j’espère qu’il n’y a pas là de fâcheux présage. Mais qui pourrait admettre par une sainte nuit de Noël de pareilles idées folles, qui ne reposent sur rien ? Aline, donne-moi la corbeille.

Aline apporta une grande corbeille blanche à anses, dans laquelle Peregrinus empaqueta très-soigneusement les jouets, les sucreries, les bougies. Puis il prit la corbeille sous son bras, posa sur ses épaules le grand arbre de Noël, et quitta la chambre.

Le sieur Peregrinus avait la louable et charmante habitude de rêver quelques heures au beau temps passé de l’enfance devant tous ces cadeaux qu’il s’était faits à lui-même, et après il allait dans une pauvre famille où il savait qu’il se trouvait de joyeux enfants, et là il apparaissait comme le Christ saint avec des cadeaux éclatants et variés. Et alors, quand les enfants étaient au plus fort de leur joie, il s’échappait sans bruit et courait souvent presque toute la nuit dans les rues, parce qu’il ne pouvait se débarrasser d’une émotion qui bouleversait sa poitrine, et que sa maison lui semblait un tombeau sombre dans lequel toutes ses joies étaient ensevelies.

Cette fois, ces cadeaux étaient destinés aux enfants d’un pauvre relieur nommé Lammer Hirt, homme diligent et habile, qui travaillait depuis quelque temps pour le sieur Peregrinus. Celui-ci connaissait ses trois enfants, âgés de cinq à neuf ans, d’un charmant et gai caractère.

Le relieur Lammer Hirt demeurait au dernier étage d’une étroite maison située rue Kalbach, et comme le vent d’orage sifflait et qu’il tombait à la fois de la neige et de la pluie, on peut penser que Peregrinus n’arriva pas sans quelque peine à son but. À travers les fenêtres de Lammer Hirt brillaient deux misérables lumières. Peregrinus monta péniblement les marches du roide escalier.

— Ouvrez, dit-il tout en frappant à la porte de la chambre, le Christ saint envoie ses dons aux bons petits enfants.

Le relieur ouvrit tout saisi, et reconnut Peregrinus après l’avoir considéré bien longtemps.

— Mon estimable monsieur Tyss, s’écria-t-il plein d’étonnement, comment reçois-je cet honneur dans la sainte veillée de Noël ?

Mais celui-ci ne le laissa pas achever, et il s’écria à voix haute :

— Enfants, enfants, prenez ! le Christ saint vous envoie ces cadeaux ! Et s’emparant d’une table qui se trouvait au milieu de la chambre, il se mit à tirer les jouets de la grande corbeille. Il avait laissé à la porte l’arbre de Noël tout ruisselant d’eau.

Le relieur ne savait encore que penser de ce manége, mais sa femme le comprenait mieux, car elle souriait à Peregrinus les yeux tout pleins de larmes ; quant aux enfants, ils se tenaient au loin et dévoraient des yeux chaque objet, comme s’il sortait de l’enfer, et souvent ils ne pouvaient s’empêcher de jeter un cri de joie et d’admiration.

Lorsque Peregrinus eut enfin disposé et distribué les joujoux selon l’âge de chaque enfant, il alluma les bougies et s’écria : — Allons, allons ! les enfants, prenez ! ce sont des cadeaux que le Christ vous envoie.

Alors ceux-ci, en pensant que tout cela était pour eux, se mirent à sauter et à pousser des cris de joie, tandis que les parents se préparaient à remercier leur bienfaiteur. Mais c’étaient justement les remercîments des parents et des enfants que Peregrinus voulait surtout éviter, et il allait, comme à l’ordinaire, s’esquiver sans bruit ; déjà il était à la porte, lorsque celle-ci s’ouvrit tout à coup.

Une jeune femme brillamment habillée apparut resplendissante à la lueur claire des bougies, et se mit devant lui.

Elle était admirablement gracieuse et charmante ; mais, toutefois, sa personne avait d’étranges singularités. Elle était petite, plus petite que ne le sont ordinairement les femmes ; mais elle était faite dans la perfection. Sa figure était régulière et pleine d’expression ; mais ses prunelles très-larges et ses grands sourcils noirs, bien dessinés et placés plus haut que d’habitude, lui donnaient quelque chose d’étrange et d’inusité. Elle était habillée ou plutôt parée comme si elle venait du bal. Un magnifique diadème étincelait dans ses cheveux noirs, de riches dentelles couvraient à demi sa poitrine bien pleine ; sa robe, d’une soie épaisse, de couleur jaune et lilas, dessinait sa taille fine et retombait en mille plis jusqu’à terre, sans cependant cacher ses jolis petits pieds chaussés en blanc. Ses manches brodées étaient assez courtes et ses gants glacés montaient assez peu pour laisser voir la plus belle partie d’un bras éblouissant. Un riche collier et de brillantes boucles d’oreilles complétaient sa parure.

Peregrinus et le relieur restèrent bouleversés, et les enfants laissèrent les joujoux pour regarder, la bouche béante, la dame étrangère. Tout le monde comprendra qu’il devait en être ainsi ; mais comme les femmes sont moins surprises des choses extraordinaires et reprennent ordinairement leur sang-froid assez vite, la femme du relieur fut la première qui retrouva la parole.

— En quoi pouvons-nous vous servir, belle dame ? dit-elle.

La dame entra jusqu’au milieu de la chambre, et Peregrinus oppressé voulut saisir ce moment pour s’échapper ; mais la dame le prit par les deux mains, et lui dit d’une voix douce et murmurante à peine :

— Le bonheur m’a donc souri, je vous ai donc atteint ! Ô Peregrinus, mon cher Peregrinus ! que le moment du revoir est charmant, et combien il calme l’âme !

Et elle leva sa main droite, de sorte qu’elle toucha les lèvres de Peregrinus, qui fut contraint de la baiser ; mais son front se couvrait des gouttes d’une sueur froide.

Lorsqu’elle quitta ses mains il aurait pu s’enfuir, mais il se sentit dominé, et il ne pouvait pas plus bouger qu’un pauvre animal magnétisé par le regard du serpent à sonnettes.

— Cher Peregrinus, lui dit la dame, laissez-moi prendre part à