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Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/275

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mangèrent avec appétit. La conversation, toujours de plus en plus bruyante, roula exclusivement sur la musique. Le baron développa un trésor de connaissances supérieures. Son jugement, tranchant et acerbe, attestait non seulement le plus habile des connaisseurs, mais encore un artiste plein de talent, d’esprit et de goût. Je remarquai surtout la galerie de violons célèbres qu’il déroula à nos yeux ; autant que je m’en souviens, il s’exprimait à peu près en ces termes :

— Corelli ouvrit la route. Ses compositions ne peuvent être jouées qu’à la manière de Tartini et cela suffit pour prouver avec quelle attention il avait étudié son art. Pugnani est un violon passable, il a du son et de l’intelligence, mais à force d’appoggiaiures, il rend son coup d’archet mollasse.

Que ne m’avait-on pas dit de Gemianini ? quand je l’entendis pour la dernière fois à Paris il y n trente ans, il jouait comme un somnambule, et il me semblait moi-même que je rêvais. C’était un bruyant tempo rubato sans style et sans terme. Ce maudit et éternel tempo rubato perd les meilleurs violons en leur faisant néliger leur coup d’archet.

Je jouai mes sonates devant lui ; il reconnut ses erreurs, et voulut prendre des leçons de moi : ce à quoi je consentis volontiers. Mais le vieillard était encroûté dans sa méthode, et d’ailleurs il était trop vieux ; il avait alors quatre-vingt-onze ans. Que Dieu pardonne à Giardini et ne le punisse pas dans l’éternité ! car c’est lui qui le premier a mangé ta pomme de l’arbre de science, et a rendu pécheurs tous les violons qui l’ont suivi. C’est lui qui le premier a fait des roulades et des fioritures. Il ne songe qu’à sa main gauche et à l’élasticité de ses doigts ; il ne sait pas que l’âme de l’harmonie est dans la main droite, et que les sentiments qui font battre le cœur viennent animer cette main, et communiquer au pouls leur agitation. Je souhaiterais que tous ceux qui font des passages eussent à leurs côtés un homme disposé à leur appliquer un bon soufflet, tel que celui que Jomelli donna à Giardini, qui gâtait un morceau superbe par des trilles hors de saison.

Lolli est un grimacier. Il ne sait pas jouer le moindre adagio, et tout son talent est de se faire admirer par des badauds ignorants. Je vous le dis, avec Nardini et moi mourra le véritable art du violon. Le jeune Viotti est un homme plein de talent ; il m’est redevable de