Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/279

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aussitôt qu’à ses yeux tu seras devenu plus fort il augmentera tes honoraires. Je reçois déjà un louis, et Durand, si je ne me trompe, touche deux ducats.

Je ne pus m’empêcher de dire qu’il était étrange de mystifier ainsi le bon vieux baron, et de lui extorquer ses ducats.

— Il faut que tu saches, répondit le chef d’orchestre, que le seul bonheur du baron est de donner de semblables leçons ; si nous refusions de les prendre, il irait dire partout dans le monde, des autres maîtres et de moi, que nous sommes de misérables ignorants, et on le croirait, car on le regarde généralement comme un excellent connaisseur. Mais enfin, à part son idée fixe et sa manie de se croire le plus habile des violon, le baron est un homme dont le jugement sain et les savants conseils peuvent être de la plus grande utilité, même à la plupart des maîtres. Juge maintenant toi-même si j’ai tort de tenir à lui malgré sa folie, et d’aller de temps en temps gagner mon louis d’or. Va le voir souvent, n’écoute pas ses absurdités, mais fais bien attention aux paroles pleines de sens qui dénotent en lui un homme pénétré du sentiment de la musique, Les visites que tu lui rendras ne peuvent que te faire du bien.

Je suivis le conseil de mon maître. Quelquefois j’avais peine à m’empêcher de rire en voyant le baron promener ses doigts, non pas sur le manche, mais sur la table du violon, et faire aller en tous sens l’archet sur les cordes. Pendant ce manège il m’assurait qu’il jouait le plus sublime des solos de Tartini, et qu’il était le seul homme au monde capable d’exécuter ce solo.

Mais, lorsqu’il posait le violon et se mettait à causer, il me dévoilait des trésors de science dont je m’enrichissais, et ses discours remplissaient mon âme d’une noble ardeur.

Je figurai un jour avec succès dans un de ses concerts, et j’obtins des applaudissements unanimes.

— C’est à moi que ce jeune homme doit ses talents, dit-il en promenant autour de lui un regard de fierté ; C’est moi qui l’ai formé, moi l’élève du grand Tartini !

Ainsi les leçons du baron me valurent du plaisir, de la science, et des ducats hollandais de bon aloi.