Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/342

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J’aperçus alors à peu de distance la figure d’un grand vieillard, avec une longue barbe et des cheveux d’un blanc argenté. Il portait un manteau qui atteignait à peine le milieu de ses reins et faisait des plis nombreux et épais sur ses épaules et sur sa poitrine. Il tenait à la main un long bâton blanc que son bras nu étendait au-dessus du fleuve.

C’était lui qui murmurait et gémissait ainsi.

En ce moment, je vis des fusils briller du côté de la ville, et j’entendis un bruit de pas. Un bataillon français passa sur le pont dans un profond silence. Le vieillard s’accroupit et se mit à se lamenter d’une voix plaintive, et tendant son bonnet aux passants comme pour demander l’aumône :

Voilà saint Pierre qui veut pêcher2, dit en riant un officier.

Celui qui le suivait s’arrêta, jeta de l’argent dans le bonnet du vieillard, et dit d’un ton très sérieux :

Eh bien ! moi, pécheur, je lui aiderai à pêcher.

Plusieurs officiers et soldats sortirent des rangs, et jetèrent en silence de l’argent au vieillard : seulement la préoccupation d’une mort prochaine les faisait parfois soupirer tout bas. À chaque aumône, le vieillard inclinait la tête d’une façon singulière en poussant de sourds sanglots.

Enfin un officier général, que je reconnus pour le général Mouton, accourut si près du vieillard, que je craignis de voir celui-ci écrasé par le cheval écumant. Le général se retourna brusquement vers un adjudant en affermissant son chapeau sur sa tête :

Qui est cet homme ? demanda-t-il d’une voix forte.

Les cavaliers qui le suivaient demeurèrent tout silencieux ; mais un vieux sapeur barbu, qui marchait hors des rangs, avec sa hache sur l’épaule, répondit tranquillement :

C’est un pauvre maniaque bien connu ici. On l’appelle Saint-Pierre pêcheur.

Le convoi continua à passer. Mais cette marche n’était plus, comme celles d’autrefois, égayée par d’impertinentes plaisanteries. Elle était triste et taciturne. Dès que le dernier son se fut éteint, dès que la dernière lueur de l’armée eut disparu dans les ténèbres