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Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/343

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lointaines, le vieillard se leva lentement, et demeura debout la tête levée. Tenant son bâton en l’air avec une imposante majesté, il semblait vouloir commander aux flots orageux, comme un saint doué du don des miracles. L’Elbe écumait et bouillonnait avec une fureur toujours croissante, et paraissait troublé jusqu’au fond de ses abîmes.

Au milieu du bourdonnement des eaux, je crus entendre une voix sourde, qui partait du sein du fleuve et montait vers moi.

— Michaël Popowicz, Michaël Popowicz ! ne vois-tu pas l’homme de feu ? disait-on en lange russe.

Le vieillard marmottait je ne sais quoi qui ressemblait à une prière.

— Agafia ! s’écria-t-il soudain.

En ce moment, son visage fut éclairé d’une lueur d’un rouge de sang que l’EIbe reflétait vers lui. Des tourbillons de flammes, qui s’élevaient dans les airs, brillaient sur les montagnes de Misnie, et leurs clartés, réfléchies par le miroir du fleuve, revenaient luire sur le visage du vieillard.

Enfin, tout près de moi, sous les madriers du pont, se fit entendre un clapotement semblable à celui que produit un nageur, et j’aperçus une sombre figure, qui grimpa péniblement le long d’un poteau et s’élança avec une étonnante agilité par-dessus le parapet.

— Agafia ! répéta le vieillard, ma fille ! c’est par la volonté du ciel !

— Comment, Dorothée ici ! m’écriai-je.

J’allais continuer ; mais je me sentis étreindre et entraîner avec force.

— Oh ! par Jésus, suis-moi, mon cher Anselme ! car sans cela tu es mort ! murmura la jeune fille, qui venait de sortir des flots. Elle était devant moi, tremblant et presque morte de froid. Ses longs cheveux noirs pendaient sur ses épaules ; ses habits mouillés étaient collés à son corps svelte et dégagé. Elle tomba de fatigue, et dit doucement :

— Il fait si froid là-dessous ! Prends garde de ne plus rien dire, mon cher Anselme ; autrement nous péririons !

La lueur du feu illuminait son visage. C’était bien Dorothée, la jolie paysanne, qui, lorsque son village avait été pillé et son père égorgé, s’était réfugiée chez le maître de l’hôtel où je logeais.

— Ce serait une bonne personne, disait ordinairement mon aubergiste : mais malheureusement le malheur l’a rendue stupide.