Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/15

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vais le revoir avec le grade de capitaine, décoré du signe de l’honneur conquis par sa bravoure. Une forte blessure mais sans aucun danger, suite d’un coup de sabre donné au bras droit par un hussard ennemi, l’empêche de m’écrire, et le changement subit du lieu de séjour de son régiment, qu’il ne veut pas quitter, le met encore dans l’impossibilité de me donner de ses nouvelles ; mais ce soir il apprendra la manière dont sa guérison doit être bâtée. Demain il part pour revenir, et il recevra au moment de monter en voiture sa nomination au grade de capitaine.

— Mais, chère Angélique, dit Véronique, comment sais-tu tout cela ?

— Ne te moque pas de moi, ma bonne amie, lui répondit Angélique, car si tu le faisais, le petit homme gris pourrait pour te punir allonger le cou vers toi de derrière ce miroir. Mais c’est assez, je ne peux m’empêcher de croire à certaines choses pleines de mystère, qui assez souvent se sont présentées visiblement, je veux dire d’une manière palpable, dans ma vie. En tout il ne me paraît ni si étonnant ni si incroyable qu’à bien d’autres qu’il y ait des gens qui possèdent une seconde vue qu’ils peuvent évoquer par des moyens qu’ils savent infaillibles pour eux.

Il y a dans cette ville une vieille femme qui possède cette faculté à un point remarquable. Elle ne prophétise pas, comme les autres gens de la sorte, avec des cartes, du plomb fondu, ou du marc de café, mais d’après certaines préparations auxquelles la personne qui interroge prend part ; il apparaît dans un miroir bien clair de cristal poli un singulier mélange de différentes figures que la vieille explique, et c’est d’elle que vient la réponse à la demande.

Hier soir j’allai chez elle et j’obtins sur mon Victor ces nouvelles, dont je ne mets nullement en doute la véracité.

Le récit d’Angélique jeta dans l’esprit de Véronique une étincelle qui enflamma instantanément en elle la pensée de consulter la vieille sur Anselme et les espérances qu’elle fondait sur lui. Elle apprit que la vieille s’appelait madame Rauerin et demeurait devant la porte de Mer dans une rue très-retirée, et qu’on ne la trouvait absolument chez elle que le mardi, le mercredi et le vendredi depuis sept heures du soir jusqu’au lendemain au lever du soleil. Elle aimait surtout qu’on se rendit seule chez elle.

C’était justement un mercredi, et Véronique résolut sous le prétexte d’accompagner jusque chez elles les demoiselles Osters d’aller visiter la vieille : ce qu’elle fit en effet.

À peine eut-elle pris congé au pont de l’Elbe de ses voisines, qui demeuraient dans la nouvelle ville, qu’elle se dirigea rapidement du côté de la porte de Mer, et se trouva bientôt dans la rue étroite et déserte au bout de laquelle elle aperçut la petite maison rouge où la femme Rauerin devait demeurer.

Elle eut peine à se défendre d’un secret sentiment d’effroi et même d’un frissonnement intérieur lorsqu’elle se trouva devant la porte de la maison. Enfin elle domina tout sentiment répulsif et tira la sonnette. La porte s’ouvrit ; et elle chercha dans l’obscurité d’un grand corridor l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur, d’après la description d’Angélique.

— Madame Rauerin ne demeure-t-elle pas ici ? s’écria-t-elle dans le vestibule vide, car personne ne se montrait. Alors, en guise de réponse, retentit un long miaou, et un gros chat noir faisant le gros dos et remuant la queue s’avança gravement à sa rencontre jusqu’à la porte de la chambre, qui s’ouvrit au second miaulement.

— Ah ! te voilà, ma fille ! tu es déjà venue, entre, entre !

Ainsi s’écria en entrant une personne dont l’aspect rendit Véronique immobile.

C’était une femme grande, maigre, entourée de haillons noirs. En parlant son menton pointu et projeté en avant vacillait ; sa bouche, démeublée de dents et ombragée d’un nez osseux semblable au bec d’un oiseau de proie, se contractait pour sourire effroyablement, et ses yeux brillants de chat flamboyaient en jetant des étincelles à travers ses lunettes ; des cheveux noirs et en brosse se dressaient sur sa tête en s’échappant du mouchoir bariolé qui l’enveloppait ; mais deux grandes taches de brûlure, qui, partant de la joue gauche, s’étendaient jusqu’au delà du nez, rendaient horrible son dégoûtant aspect.

L’haleine manqua à Véronique, et le cri qui allait s’échapper de sa poitrine devint seulement un profond soupir lorsque la main osseuse de la sorcière prit la sienne pour la mener dans la chambre.

Là tout était en mouvement : c’était un mélange de jurements, de miaulements, de cris, de piaulements, à en perdre la tête. La vieille frappa de son poing sur la table en criant :

— Paix, vous, drôles !

Les chats remontèrent en gémissant sur le haut ciel du lit ; de petits singes se glissèrent sous le poêle, et un corbeau se mit à voler autour du miroir. Seulement le matou noir, comme si ces paroles offensantes ne s’adressaient pas à lui, resta tranquille sur le fauteuil rembourré sur lequel il était monté tout d’abord. Aussitôt que le calme se fut établi Véronique reprit courage. Ce n’était plus aussi effrayant que sous le vestibule, la femme même lui parut moins affreuse. Alors seulement elle promena ses regards dans la chambre. Partout de laids animaux empaillés étaient suspendus au plafond, une