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Eh bien ! si tu veux sérieusement à l’aide de mon art nommer ton mari Anselme devenu conseiller de la cour, et triompher de l’archiviste Lindhorst et du serpent vert, glisse-toi dans la première nuit d’équinoxe, à onze heures, hors de la maison paternelle et viens vers moi. J’irai avec toi au carrefour de la campagne qui est près d’ici, nous ferons ce qui sera nécessaire, et tous les prodiges que tu verras peut-être seront impuissants contre toi. Et maintenant, ma fille, bonne nuit, ton père attend déjà son souper.

Véronique s’en alla précipitamment, bien décidée à ne pas laisser passer inutilement la nuit de l’équinoxe. Car, disait-elle, Lise a raison, Anselme est attaché par des liens merveilleux, mais je l’en délivrerai, et il sera et demeurera pour toujours mon mari le conseiller aulique Anselme.


SIXIÈME VEILLÉE

Le jardin de l’archiviste Lindhorst avec ses oiseaux moqueurs. — Le pot d’or. — L’expédiée anglaise. — Le prince des esprits.


Il est encore possible, se dit Anselme à lui-même, que la forte liqueur stomachique superfine que j’ai bue assez avidement chez M. Conrad ait créé toute la folle fantasmagorie qui m’a tourmenté devant la porte de l’archiviste Lindhorst ; c’est pourquoi je resterai aujourd’hui à jeun, et je me rirai alors de tout désagrément.

Comme autrefois lorsqu’il se préparait pour sa première visite à l’archiviste, il mit en portefeuille ses dessins à la plume, ses œuvres calligraphiques, ses pains d’encre de Chine et ses plumes de corbeau bien taillées ; et il allait sortir, lorsque le flacon de liqueur jaune que l’archiviste lui avait donné se trouva sous ses yeux. Alors toutes les folles aventures dont il avait été témoin lui revinrent en mémoire dans les plus vives couleurs, et un sentiment ineffable de joie et de douleur déchira son âme. Il s’écria involontairement d’une voix plaintive :

— Ah ! n’irais-je pas chez l’archiviste, seulement pour te voir, toi, charmante Serpentine ?

Dans ce moment il lui semblait que Serpentine devait être le prix d’un dangereux travail qu’il lui fallait entreprendre et que ce travail consistait à copier les manuscrits de Lindhorst. Il était persuadé que déjà à l’entrée de la maison il rencontrerait comme la dernière fois, et plus peut-être que la dernière fois, des choses extraordinaires. Il ne pensa plus à l’eau stomachique de Conrad, mais il serra vite le flacon dans la poche de son gilet pour s’en servir, comme l’archiviste le lui avait indiqué, si la marchande de pommes osait encore lui grimacer de son visage de bronze. Et en effet le nez pointu se présenta, les yeux brillants de chat jetèrent des étincelles du marteau de la porte aussitôt qu’il voulut le prendre à midi sonnant. Alors il répandit machinalement la liqueur sur le fatal visage, et il se polit et s’aplatit aussitôt en marteau brillant en forme de boule. La porte s’ouvrit, les cloches sonnèrent agréablement dans toute la maison :

— Jeune homme ! vite, vite ! cours, cours !

Il monta hardiment le bel et large escalier, et se délecta à la vapeur de rares parfums qui remplissaient la maison. Il s’arrêta un moment incertain sur le seuil, car il ne savait à laquelle de toutes ces belles portes il fallait frapper ; mais l’archiviste sortit dans une large robe de chambre de damas, et s’écria :

— Je suis ravi, mon cher Anselme, que vous m’ayez enfin tenu parole ; suivez-moi, je vous prie, car je vais vous conduire de suite dans le laboratoire.

Alors il traversa rapidement le long vestibule, et ouvrit une petite porte qui menait dans un corridor. Anselme suivit l’archiviste. Ils arrivèrent dans une salle ou plutôt dans une serre magnifique, car des deux côtés s’élevaient jusqu’au toit des plantes rares et singulières comme de grands arbres avec des feuilles et des fleurs étranges.

Une lumière éclatante et magique était répandue partout sans qu’on pût remarquer d’où elle arrivait, car on ne voyait pas une seule fenêtre. Et ainsi quand l’étudiant Anselme attachait ses yeux sur les arbres et les buissons, de longues allées semblaient se déployer à perte de vue. Dans l’ombre épaisse de cyprès au luxuriant feuillage se distinguaient des bassins de marbre d’où s’élançaient des figures fantastiques jetant des rayons de cristal qui retombaient avec le bruit de l’eau dans des calices de lis brillants. Des voix surnaturelles bruissaient et murmuraient à travers une forêt de végétaux étranges, et des senteurs délicieuses embaumaient l’air de toutes parts.

L’archiviste avait disparu, et Anselme aperçut seulement devant lui un immense buisson de fleurs de lis de feu. Enivré de ce spectacle et du doux parfum de ce jardin de fées, Anselme restait immobile à la même place comme enchanté.

Alors il entendit rire et chuchoter, et des voix moqueuses lui disaient :

— Monsieur l’étudiant, monsieur l’étudiant, d’où venez-vous donc ? Pourquoi avez-vous fait une si belle toilette, monsieur Anselme ? Voulez-vous causer avec nous de la grand’ mère qui a cassé un œuf en s’asseyant dessus et du jeune élégant qui a reçu une tache sur son