Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/32

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Ainsi gémissait l’étudiant Anselme saisi d’une poignante douleur, et alors quelqu’un dit tout près de lui :

— Je ne sais pas du tout ce que vous voulez, monsieur le Studiosus, pourquoi vous lamentez-vous ainsi d’une manière aussi déréglée ?

L’étudiant Anselme vit qu’il y avait encore cinq bouteilles à côté de lui sur la même tablette, dans lesquelles il aperçut trois élèves de l’école des frères et deux praticiens.

— Ah ! messieurs et compagnons d’infortune, leur cria-t-il, comment pouvez-vous être aussi calmes, aussi joyeux même, comme je crois le voir à la gaieté de vos visages ? Vous êtes assis enfermés comme moi dans des bouteilles de verre sans pouvoir vous remuer, vous ne pouvez même rien penser de raisonnable sans qu’il s’ensuive un bruit mortel de résonnances et d’échos et sans que vous en ayez la tête brisée. Mais vous ne croyez certainement pas au salamandre et au serpent vert.

— Mais où avez-vous la tête, monsieur le Studiosus, répondit un écolier, nous ne nous sommes jamais trouvés mieux, car les thalers que nous a donnés ce fou d’archiviste pour quelques écritures confuses nous font du bien, nous n’avons plus besoin d’apprendre des chœurs italiens, nous allons tous les jours à Joseph ou dans d’autres cabarets et nous nous délectons avec de la double bière, nous regardons les jolies jeunes filles dans le blanc des yeux, et nous chantons en vrais étudiants :

Gaudeamus igitur et nous sommes ravis du fond de l’âme !

— Ces messieurs ont raison, interrompit un praticien : à moi aussi les thalers ne manquent pas, comme à mes chers collègues, mes voisins, et je me promène assidûment sur la colline de vigne au lieu d’être assis entre quatre murs à écrire des actes ennuyeux.

— Mais, chers messieurs, dit l’étudiant Anselme, ne sentez-vous pas que vous êtes assis tous ensemble et séparément dans une bouteille de verre où vous ne pouvez remuer et encore moins aller vous promener ?

Alors les trois écoliers et les deux praticiens se mirent à jeter un grand éclat de rire et à s’écrier :

— Le Studiosus est fou, il s’imagine être dans une bouteille de verre, et il est sur le pont de l’Elbe, et regarde justement dans l’eau. Allons-nous-en !

Ah ! soupira l’étudiant, ils n’ont jamais vu la belle Serpentine, ils ne savent pas que la vie et la liberté sont dans la foi et l’amour, et c’est pour cela qu’ils ne sentent pas le poids de la prison où les enferma le salamandre pour leurs folies et leur bassesse de sentiments ; mais moi, malheureux, je mourrai de honte et de douleur, si elle ne me sauve pas, elle que j’aime tant !

Alors la voix de Serpentine murmura comme un souffle à travers la chambre :

— Anselme, crois, aime, espère !

Et chaque son retentissait dans la prison d’Anselme, et le cristal sous leur puissance était obligé de s’amollir et de se dilater, de sorte que la poitrine du prisonnier pouvait se mouvoir et s’élever.

Il ne s’inquiétait plus de ses légers compagnons d’infortune, mais tournait tous ses sens et toutes ses pensées vers la charmante Serpentine.

Mais tout à coup du côté opposé se leva un sombre et agaçant murmure. Il remarqua bientôt que le bruit venait d’une vieille cafetière dont le couvercle était à moitié brisé, et qui se trouvait placée sur une petite armoire en face de lui. En la regardant avec plus d’attention les traits hideux d’une figure ridée de vieille femme devinrent de plus en plus distincte, et bientôt la vieille aux pommes de la porte Noire était devant les tablettes. Alors elle grimaça et se mit à rire en disant d’une voix discordante :

— Eh ! eh ! enfant, patiente maintenant. Ta chute est dans le cristal. Ne te l’avais-je pas prédit ?

— Moque-toi de moi, maudite sorcière, dit Anselme, tu es cause de tout, mais le salamandre t’attrapera, toi, vilaine rave !

— Ho ! ho ! dit la vieille, pas tant d’orgueil ! Tu as marché sur la figure de mes chers fils, tu m’as brûlé le nez, mais pourtant je te suis favorable, fripon, parce que tu es au reste un gentil garçon, et que ma petite fille t’aime. Mais tu ne sortiras pas du cristal sans mon ordre. Je ne peux pas arriver jusqu’à toi là-haut ; mais ma commère la souris, qui demeure sur le même carré que toi, va ronger la planche sur laquelle tu te trouves, tu culbuteras en bas, et je te recevrai dans mon tablier, afin que tu ne te casses pas le nez et que tu conserves ton joli visage, et je te porterai à mademoiselle Véronique, que tu épouseras quand tu seras devenu conseiller aulique.

— Va-t’en, fille de Satan ! s’écria l’étudiant Anselme plein de colère, tes infernales sorcelleries m’ont seules excité à la faute que j’expie en ce moment ; mais je supporterai tout patiemment ici tant que la charmante Serpentine m’entourera de consolations et d’amour. Écoute, vieille, et désespère ! je brave ton pouvoir, j’aime Serpentine à jamais, je ne veux pas devenir conseiller aulique, je ne veux plus revoir Véronique, qui par toi m’a conduit à devenir un scélérat. Si le serpent vert ne m’appartient pas, je mourrai de désir et de douleur. Va-t’en, va-t’en, fille du diable !

Alors la vieille se mit à rire avec tant de force qu’elle fit vibrer la chambre, et elle s’écria :