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Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/9

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viste, dit le greffier Heerbrand, et nous vous avions prié de nous raconter comme vous le faisiez autrefois quelque chose de votre vie si remarquable, des aventures de vos voyages, par exemple, enfin des choses véritables.

— Eh bien, qu’avez-vous donc ? répondit l’archiviste Lindhorst, ce que je viens de vous raconter est tout ce que je puis vous dire de plus vrai, et appartient aussi en quelque sorte à l’histoire de ma vie, car je descends justement de cette vallée, et la fleur de lis, qui fut reine plus tard, est ma grand’ grand’ grand’ grand’ grand’-mere, ce qui fait que je suis aussi un prince.

Tous se mirent à rire bruyamment.

— Oui, riez, riez, continua l’archiviste, ce que je vous ai raconté en traits certainement bien légers vous paraît ridicule, impossible, et cependant cela n’est ni extravagant ni présenté sous une forme allégorique, mais vrai en tout point. Si j’avais pu croire que cette admirable histoire d’amour à laquelle je dois mon origine n’eût pas été plus à votre goût, je vous aurais raconté quelques-unes des choses nouvelles que mon frère m’a apprises hier.

— Ah ! comment ! vous avez un frère, monsieur l’archiviste ? où est-il donc ? où vit-il ? il est au service du roi, ou c’est peut-être un savant ? lui demanda-t-on de tous côtés.

— Non, répondit l’archiviste en prenant froidement une prise, il s’est tourné du mauvais côté, il s’est placé sous le dragon.

— Comment dites-vous, honorable archiviste, interrompit le greffier Heerbrand, sous le dragon ?

— Sous le dragon ? répéta la société tout entier.

— Oui, sous le dragon, reprit l’archiviste, mais à vrai dire ce fut par désespoir.

Vous savez que mon père mourut il y a peu de temps, trois cent quatre-vingt-cinq ans tout au plus, et c’est pour cela que je porte encore son deuil. Il m’avait donné comme à son fils favori un superbe onyx que mon frère voulait absolument avoir. Nous eûmes à ce sujet une querelle inconvenante près du cadavre de mon père. Enfin, le défunt perdit patience, se redressa et jeta mon méchant frère en bas des escaliers. Celui-ci irrité alla sur l’heure même sous le dragon.

Maintenant il se tient dans une forêt de cyprès dans le voisinage de Tunis, et il a là sous sa garde une célèbre escarboucle mystique que convoite un diable de nécromant qui a pris une maison d’été en Laponie, ce qui permet à mon frère de s’absenter un quart d’heure pendant que le nécromant cultive dans son jardin son lit de salamandres, pour me raconter ce qui se passe d’intéressant aux sources du Nil.

Pour la seconde fois la société partit d’un grand éclat de rire ; mais l’étudiant Anselme éprouvait une impression étrange, et il ne pouvait regarder les yeux fixes et sévères de l’archiviste sans trembler intérieurement en lui-même d’une manière incompréhensible. Sa voix tout à la fois rude et vibrante comme les sons du métal avait quelque chose qui le pénétrait mystérieusement et le faisait frissonner jusqu’à la moelle de ses os. Le but dans lequel le greffier Heerbrand l’avait invité à entrer au café ne lui paraissait pas devoir être atteint ce jour-là. Après son aventure devant la maison de l’archiviste, l’étudiant Anselme n’avait jamais pu prendre sur lui d’essayer une seconde visite ; car, suivant sa conviction intime, le hasard seul l’avait délivré sinon de la mort, du moins de la folie.

Le recteur Paulmann avait justement passé dans la rue lorsqu’il se trouvait étendu devant la porte sans connaissance, et qu’une vieille femme qui avait laissé là pour le moment son panier de gâteaux et de pommes, lui portait des secours. Le recteur avait sur-le-champ