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LABRADOR ET ANTICOSTI

séjour indéfini sur cette plage déserte n’avancerait guère les choses. Aussi, entendant dire qu’il n’y avait pas beaucoup plus qu’une quinzaine de milles pour se rendre par terre à la baie des Anglais, et croyant que, lorsqu’on a déjà fait douze milles à pied, on peut aussi bien en faire quinze, le prélat résolut d’entreprendre ce trajet. Notre capitaine, à qui la perspective d’un pareil voyage souriait assez faiblement, consentit pourtant à accompagner Monseigneur, et vers trois heures de l’après-midi les deux voyageurs descendirent à terre et se mirent en route.

Pour nous, qui étions décidés à rester ici jusqu’au jugement dernier plutôt que d’entreprendre une marche de quinze milles, nous tâchons de tirer le meilleur parti possible de la situation. D’abord M. l’abbé Lagueux jugea que, puisqu’il y avait là trois petits cours d’eau qui sortaient de l’intérieur, on pouvait raisonnablement s’attendre à y trouver de la truite ; et dans le louable dessein d’ajouter un peu de relief à notre festin du soir, il se fit conduire au rivage avec ses engins de pêche. D’avance je pleurais le sort des innocentes truites qui allaient être victimes du perfide appât. Mais le canot était à peine revenu à bord que l’équipage s’entendit désespérément héler du rivage, et il fallut aussitôt aller chercher notre pêcheur, qui nous raconta les aventures dont sa brève excursion n’avait pas manqué. D’abord, il n’y avait pas de poisson dans le ruisseau où il avait jeté la ligne et qui coule plutôt sur un escalier de pierre que sur un lit ordinaire de rivière ; mais, surtout, le sportsman s’était vu attaqué par de si innombrables bataillons de féroces moustiques qu’il avait dû céder au nombre et battre en retraite. De glorieuses blessures confirmaient éloquemment cette dernière partie du récit.

J’ai parlé de l’équipage du yacht : cet équipage, dans son état présent, n’était composé que d’un seul homme. C’était un vieux marin en retraite, qui avait perdu une jambe — je ne dis pas au feu — et portait une jambe de bois : cela le gênait considérablement pour grimper dans les haubans… Par bonheur, il