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ÎLE D’ANTICOSTI

douze milles en arrière, poursuivis par ce terrible vent d’ouest, nous pûmes jeter l’ancre dans l’anse des Trois-Ruisseaux, ainsi nommée de trois petits cours d’eau qui y descendent à la mer. Nous apercevions, de ce mouillage, l’embouchure de deux de ces ruisseaux, dont le lit semble formé d’échelons en pierre blanche régulièrement taillés.

La situation où nous voilà n’a rien de particulièrement propre à nous jeter dans l’enthousiasme. Le vent contraire qui souffle peut fort bien durer une ou plusieurs semaines, et nous tenir emprisonnés ici tout ce temps. La côte de l’Anticosti ne ressemble pas beaucoup aux bords de l’île d’Orléans : nous sommes en pays absolument sauvage et inhabité, en face de la forêt vierge, bien loin de toute habitation. Les aventures de Robinson Crusoé nous reviennent alors en mémoire, et fournissent matière à bâtir maints projets très encourageants. Sous certains rapports, la position du héros de Daniel de Foë l’emportait sur la nôtre ; mais à d’autres points de vue nous avions l’avantage, par exemple nous étions cinq personnes (ce qui, à dire vrai, est désastreux quand on a peu de provisions), et nous avions, dans le yacht, une habitation toute faite, qui suffirait toujours bien pour la saison d’été. Mais nous manquions absolument d’armes à feu et de tout appareil pour la pêche de mer : cela deviendrait assez gênant le jour où la chasse et la pêche seraient nos seules ressources, quand nous aurions épuisé le pain et le lard qui se trouvaient à bord. Mais, à demain les choses sérieuses ! Sufficit diei malitia sua, d’autant que des gens industrieux se tirent toujours d’affaire. Il y a assez de cordages à bord, qu’il nous sera facile de confectionner des lignes et des filets pour la pêche : et puis nous ferons des arcs et des flèches, à l’imitation de nos ancêtres des âges reculés.

Mais pendant que nous faisions ces rêves de vie sauvage, et que nous projetions de « battre le record » de tous les Robinsons passés, Monseigneur était resté dans le domaine de la vie réelle. Sa Grandeur se disait qu’il lui faudrait absolument avoir terminé le 24 juillet sa visite pastorale au Labrador, et qu’un