Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/152

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aussi, on m’obsède, on m’espionne, on me tend des pièges, on m’y fait même tomber ; qui sait si on ne m’a pas suivi aujourd’hui même pendant que j’allais de chez moi chez vous ? Mais qu’est-ce que tout cela me fait ? Je dédaigne. C’est une des choses les plus difficiles et les plus nécessaires de la vie que d’apprendre à dédaigner. Le dédain protège et écrase. C’est une cuirasse et une massue. Vous avez des ennemis ? Mais c’est l’histoire de tout homme qui a fait une action grande ou créé une idée neuve. C’est la nuée qui bruit autour de tout ce qui brille. Il faut que la renommée ait des ennemis comme il faut que la lumière ait des moucherons. Ne vous en inquiétez pas ; dédaignez ! Ayez la sérénité dans votre esprit comme vous avez la limpidité dans votre vie. Ne donnez pas à vos ennemis cette joie de penser qu’ils vous affligent et qu’ils vous troublent. Soyez content, soyez joyeux, soyez dédaigneux, soyez fort.

Il hocha la tête tristement :

— Cela vous est facile à dire à vous, Victor Hugo ! Moi je suis faible. Oh ! je me connais bien. Je sais mes limites. J’ai un certain talent pour écrire, mais je sais jusqu’où il va ; j’ai une certaine justesse dans l’esprit, mais je sais jusqu’où elle va. Je me fatigue vite. Je n’ai pas d’haleine. Je suis mou, irrésolu, hésitant. Je n’ai pas fait tout ce que j’aurais pu faire. Dans les régions de la pensée, je n’ai pas tout ce qu’il faut pour créer. Dans la sphère de l’action, je n’ai pas tout ce qu’il faut pour lutter. La force ! mais c’est précisément ce qui me manque ! Or le dédain est une des formes de la force.

Il resta un moment pensif, puis ajouta, cette fois avec un sourire :

— C’est égal, vous m’avez fait du bien, vous m’avez calmé, je me sens mieux. La sérénité est contagieuse. Oh ! si je pouvais en venir à porter mes ennemis comme vous portez les vôtres !

En ce moment la porte s’ouvrit, deux personnes entrèrent, un M. Fortoul, je crois, et un neveu de Villemain.

Je me levai.

— Vous vous en allez déjà ? me dit-il.

Il me conduisit par le corridor jusqu’à l’escalier.

Là, il me dit :

— Mon ami, je crois en vous.

— Eh bien, lui dis-je, je vous ai dit de dédaigner vos ennemis ; faites-le. Mais vous en avez deux dont il faut vous occuper et dont il faut vous défaire. Ces deux ennemis sont la solitude et la rêverie. La solitude amène la tristesse ; la rêverie produit le trouble. Ne soyez pas seul et ne rêvez pas. Allez, sortez, marchez, mêlez vos idées à l’air ambiant, respirez librement et à pleine poitrine, visitez vos amis, venez me voir.

— Mais me recevrez-vous ? me dit-il.