Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vingt ans et je ne vous ai jamais vu faire une action qui ne fût honorable et digne. Eh bien, jugez de ma misère, en mon âme et conscience je ne suis pas sûr que vous ne soyez pas envoyé ici par mes ennemis pour m’espionner.

Il souffrait tant que je ne pouvais que le plaindre. Je lui repris la main. Il me regardait d’un air égaré.

— Villemain, lui dis-je, doutez que le ciel soit bleu, mais ne doutez pas que l’ami qui vous parle ici soit loyal.

— Pardon, reprit-il, pardon, oh ! je le sais bien, je disais Là des choses folles ; vous ne m’avez jamais manqué, vous, quoique vous ayez eu quelquefois à vous plaindre de moi. Mais j’ai tant d’ennemis ! Si vous saviez ! cette maison en est pleine. Ils sont partout cachés, invisibles, ils m’obsèdent, je sens leurs oreilles qui m’écoutent, je sens leurs regards qui me voient. Quelle anxiété que de vivre ainsi !

En ce moment, par un de ces hasards étranges qui arrivent parfois comme à point nommé, une petite porte masquée dans la boiserie près de la cheminée s’ouvrit brusquement. Il se retourna au bruit.

— Qu’est-ce ?

Il alla à la porte, elle donnait sur un petit corridor. Il regarda dans le corridor.

— Y a-t-il quelqu’un là ? demanda-t-il.

Il n’y avait personne.

— C’est le vent, lui dis-je.

Il revint près de moi, mit le doigt sur sa bouche, me regarda fixement et me dit à voix basse avec un accent de terreur inexprimable :

— Oh ! non !

Puis il resta quelques instants immobile, silencieux, le doigt sur sa bouche comme quelqu’un qui écoute, et les yeux à demi tournés vers cette porte, qu’il laissa ouverte.

Je sentis qu’il était temps d’essayer de lui parler efficacement. Je le fis rasseoir, je lui pris la main.

— Écoutez, Villemain, lui dis-je, vous avez vos ennemis, des ennemis nombreux, j’en conviens...

Il m’interrompit, son visage s’illumina d’un éclair de triste joie.

— Ah ! me dit-il, au moins vous en convenez, vous ! tous ces imbéciles me disent que je n’ai pas d’ennemis et que je suis visionnaire.

— Si, repris-je, vous avez vos ennemis, mais qui n’a pas les siens ? Guizot a ses ennemis, Thiers a ses ennemis, Lamartine a ses ennemis. Moi qui vous parle, est-ce que je ne lutte pas depuis vingt ans ? Est-ce que je ne suis pas depuis vingt ans haï, déchiré, vendu, trahi, conspué, sifflé, raillé, insulté, calomnié ? Est-ce qu’on n’a pas parodié mes livres et travesti mes actions ? Moi