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1840-1841.


FUNÉRAILLES DE NAPOLÉON[1].


15 DÉCEMBRE.


NOTES PRISES SUR PLACE.


J’ai entendu battre le rappel dans les rues depuis six heures et demie du matin. Je sors à onze heures. Les rues sont désertes, les boutiques fermées ; à peine voit-on passer une vieille femme çà et là. On sent que Paris tout entier s’est versé d’un seul côté de la ville comme un liquide dans un vase qui penche.

Il fait très froid ; un beau soleil, de légères brumes au ciel. — Les ruisseaux sont gelés.

Comme j’arrive au pont Louis-Philippe, une nuée s’abaisse et quelques flocons de neige poussés par la bise viennent me fouetter le visage. — En passant près de Notre-Dame je remarque que le bourdon ne tinte pas.

Rue Saint-André-des-Arcs, le mouvement fébrile de la fête commence à se faire sentir. — Oui, c’est une fête ; la fête d’un cercueil exilé qui revient en triomphe. — Trois hommes du peuple, de ces pauvres ouvriers en haillons, qui ont froid et faim tout l’hiver, marchent devant moi tout joyeux. L’un d’eux saute, danse et fait mille folies en criant : Vive l’empereur ! De jolies grisettes parées passent, menées par leurs étudiants. Des fiacres se hâtent vers les Invalides.

Rue du Four, la neige s’épaissit. Le ciel devient noir. Les flocons de neige le sèment de larmes blanches. Dieu semble vouloir tendre aussi.

Cependant le tourbillon dure peu. Un pâle rayon blanchit l’angle de la rue de Grenelle et de la rue du Bac, et, là, les gardes municipaux arrêtent les voitures. Je passe outre. Deux grands chariots vides menés par des soldats

  1. Une loi du 10 juin 1840 ordonna l’érection du tombeau de Napoléon Ier aux Invalides ; les cendres de Napoléon furent provisoirement déposées dans la chapelle Saint-Jérôme où elles demeurèrent jusqu’en 1861. (Note de l’éditeur.)