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Nous sommes allés, Victor et moi, avec Louis Mie, chercher Charles au dépositoire. Nous l’avons porté au chemin de fer.

Nous sommes partis de Bordeaux à six heures trente du soir. Arrivés à Paris à dix heures trente du matin.


18 mars. — À la gare, on nous reçoit dans un salon où l’on me remet les journaux qui annoncent notre arrivée pour midi. Nous attendons. Foule, amis.

À midi, nous partons pour le Père-Lachaise. Je suis le corbillard, tête nue, Victor est près de moi. Tous nos amis suivent, et le peuple. On crie : Chapeaux bas !

Place de la Bastille, il se fait autour du corbillard une garde d’honneur spontanée de gardes nationaux qui passent le fusil abaissé. Sur tout le parcours jusqu’au cimetière, des bataillons de garde nationale rangés en bataille présentent les armes et saluent du drapeau. Les tambours battent aux champs. Les clairons sonnent. Le peuple attend que je sois passé et reste silencieux, puis crie : Vive la République !

Il y avait partout des barricades qui nous ont forcés à de longs détours.

Au cimetière, dans la foule, j’ai reconnu Millière, très pâle et très ému, qui m’a salué, et ce brave Rostan. Entre deux tombes une large main s’est tendue vers moi et une voix m’a dit : — Je suis Courbet. En même temps j’ai vu une face énergique et cordiale qui me souriait avec une larme dans les yeux. J’ai vivement serré cette main. C’est la première fois que je vois Courbet.

On a descendu le cercueil. Avant qu’il entrât dans la fosse, je me suis mis à genoux et je l’ai baisé. Le caveau était béant. Une dalle était soulevée. J’ai regardé le tombeau de mon père que je n’avais pas vu depuis l’exil. Le cippe est noirci. L’ouverture étant trop étroite, il a fallu limer la pierre. Cela a duré une demi-heure. Pendant ce temps-là, je regardais le tombeau de mon père et le cercueil de mon fils. Enfin, on a pu descendre le cercueil. Charles sera là avec mon père, ma mère et mon frère.

Mme Meurice a apporté une gerbe de lilas blanc qu’elle a jetée sur le cercueil de Charles. Vacquerie a parlé. Il a dit de belles et grandes paroles. Louis Mie aussi a dit à Charles un adieu ému et éloquent.

Puis je m’en suis allé. On a jeté des fleurs sur le tombeau. La foule m’entourait. On me prenait les mains. Comme ce peuple m’aime, et comme je l’aime !

Nous sommes revenus en voiture avec Meurice et Vacquerie. On me remet une adresse du club de Belleville tout à fait ardente et sympathique signée : Millière, président, et Avrial, secrétaire.

Je suis brisé. Mon Charles, sois béni !