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PARIS




I

L’AVENIR.


Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle s’étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d’armée et un boucher ; la pourpre de l’un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l’autre. Une bataille entre italiens et allemands, entre anglais et russes, entre prussiens et français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre picards et bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n’éprouvera que médiocrement l’admiration d’un gros chiffre d’hommes tués. Le haussement d’épaules que nous avons devant l’inquisition, elle l’aura devant la guerre. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l’air dont nous regarderions le quemadero de Séville. Elle trouvera bête cette oscillation de la victoire aboutissant invariablement à de funèbres remises en équilibre, et Austerlitz toujours soldé par Waterloo. Elle aura pour « l’autorité » à peu près le respect que nous avons pour l’orthodoxie ; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un procès d’hérésie ; elle admettra la vindicte contre les écrivains juste comme nous admettons la vindicte contre les astronomes, et, sans rapprocher autrement Béranger de Galilée, elle ne comprendra pas plus Béranger en cellule que Galilée en prison. Epur si muove, loin d’être sa peur, sera sa joie. Elle aura la suprême justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. La vision d’un échafaud dressé lui fera affront. Chez cette nation, la pénalité fondra et décroîtra dans l’instruction grandissante comme la glace au soleil levant. La circulation sera préférée à la stagnation. On ne s’empêchera plus de passer.