Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/51

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LE CHANCELIER PASQUIER.


9 février.

Hier jeudi, comme je sortais de l’Académie, où l’on avait discuté le mot accompagner, je me suis entendu appeler dans la cour :

— Monsieur Hugo ! Monsieur Hugo !

Je me suis retourné. C’était M. Pasquier.

— Vous allez à l’Assemblée ?

— Oui.

— Voulez-vous que je vous mène ?

— Volontiers, Monsieur le chancelier.

Je suis monté dans sa voiture qui était un escargot garni de velours épingle gris ; il a fait ranger un gros chien qu’il avait sous les pieds, et nous avons causé.

— Comment vont vos yeux, Monsieur le chancelier ?

— Mal, très mal.

— C’est une cataracte ?

— Qui s’épaissit. Que voulez-vous ? Je suis comme les gouvernements. Je deviens aveugle.

Je lui ai dit en riant :

— C’est peut-être à force d’avoir gouverné.

Il a fort bien pris la chose et m’a répondu avec un sourire.

— Ce n’est pas moi seulement qui m’en vais, voyez-vous, c’est tout. Vous êtes tous plus malades que moi. J’ai quatre-vingt-deux ans, mais vous avez cent ans. Cette république, née en février dernier, est plus décrépite que moi qui ne suis plus qu’un vieux bonhomme et sera morte avant moi qui vais mourir. Que de choses j’ai vues tomber ! Je verrai encore tomber celle-là.

Comme il était en train, je l’ai laissé aller. Je l’écoutais en rêvant. Il me semblait entendre le passé juger le présent. Il a poursuivi :

— Qui eût dit cela du suffrage universel ! C’est le fléau qui a été le salut. Notre unique crainte il y a un an, notre unique espérance aujourd’hui. Dieu a ses voies. Je n’ai jamais été dévot, j’ai été un peu mordu par Voltaire, mais devant les choses qui arrivent je me mettrais à dire mon Credo comme une vieille femme.

— Et un peu aussi votre Confiteor, lui dis-je.